On ne peut manquer d’éprouver quelque inquiétude à voir nombre de nos contemporains entonner le couplet de la réconciliation avec soi-même, chanter l’hymne de l’harmonie, craindre pour sa santé en nous exhortant à consommer bio et à nous transformer en kagébiste de la nourriture, sous peine de nous empoisonner et de succomber à la pollution ambiante.
Sur Facebook, les sentinelles du bonheur veillent sur nous : leurs discours doucereux et onctueux nous proposent « d’apprendre autrement avec la pédagogie positive », grâce à la fabrique à bonheurs (sic !) dont les slogans angéliques et tous aussi cuculs les uns que les autres nous recommandent d’essayer d’être une jolie gomme pour effacer la tristesse des autres à défaut de ne pouvoir être un crayon pour écrire leur bonheur ! Ou qui nous enjoignent de travailler comme si nous n’avions pas besoin d’argent, d’aimer comme si nous n’avions jamais été blessé et de danser comme si personne ne nous regardait… Ah ! les vertus du comme si qui émaille l’obscène prêchi-prêcha bien-pensant !
Ces ayatollahs du bonheur et leurs redoutables injonctions surmoïques ne voudraient-ils pas « nous cadenasser dans notre petite vie sans intérêt, nous interdire de mener double vie et double jeu », comme l’écrit Régis Debray dans son récent Le bel âge ?
Auraient-ils le projet, ces nouveaux moralistes, militants du bonheur à tout crin, de nous réformer ou de nous corriger en nous empêchant de rire de nous-mêmes, en nous imposant d’être heureux, nous qui ne cessons de nous embrouiller dans nos contradictions et tentons de survivre en essayant de ne pas aller au plus court ou au plus simple, et de ne pas suivre l’inutile ? Ne savent-ils pas que vivre fait mourir et que le risque zéro est la paix intégrale, celle des cimetières ?
Le Mal habite le Bien, c’est quelque chose qu’on sait depuis longtemps tout en n’en voulant rien savoir. Mais aujourd’hui, il l’habite si bien qu’il est devenu impossible de distinguer l’un de l’autre. Telle est la nouvelle et pseudo réalité contemporaine, imaginée pour éviter les questions sur la réalité actuelle, construite pour éviter le Réel.
Il y a une dizaine d’années, Philippe Muray (Moderne contre Moderne, Exorcismes spirituels IV) tournait déjà en dérision l’atmosphère irrespirable répandue par les gardiens actuels du Bien quand ils fustigent ceux qui n’ont pas l’heur de trouver paradisiaque leur paradis ou qui ne voient nul progrès de la démocratie dans l’abaissement de tous.
Les prescripteurs de la fabrique à bonheurs commandent à chacun rien moins que de rêver grand, d’être génial, de viser haut, d’aimer plus … et j’en passe. En somme, ils nous intiment de faire fi du manque, de la défaillance, du défaut, de l’insuffisance, du ratage pour nous autoproclamer accomplis et achevés. Pour eux, rien ne devrait se mettre en travers des conformités réglées par les discours établis.
Or, s’il est un domaine où rien n’est jamais sûr et avéré, où rien n’est jamais joué d’avance, n’est-ce pas justement celui des affaires d’amour, dépourvues, comme l’exprimait Lacan, de tout lien social établi ?
Nous faisons face à l’Autre, et spécialement l’Autre sexe, sans le secours d’aucun discours établi puisque, dans la vie, il n’existe pas de rapport entre les sexes qui soit préconçu. C’est sans exception que chacun invente le rapport sexuel, non programmé.
Il faut bien se résoudre à l'existence de ce trou réel dans le programme qu’aucune chimérique fabrique de bonheurs ne pourra jamais combler. A chacun de bricoler ses solutions, de fabricoter ses modes d'emploi. Le désir de vivre est à ce prix.