« Qu'on la brûle, qu'on la brise, qu'on raconte n'importe quoi dessus, l'histoire humaine refuse de se taire. » : c’est sur cette citation du dramaturge uruguayen Eduardo Galeano que se termine le magnifique film de Pedro Almodóvar, sorti au début de ce mois, Madres Paralelas.
Un thème traverse ce film de part en part : celui de l’effacement qui renvoie à l’idée que, dans une histoire et dans l’Histoire, un événement a été aboli ou refoulé voire a été forclos c’est-à-dire rejeté hors du monde symbolique d’un sujet. Cependant, bien qu’ayant été exclu, ce qui n’est plus là existe toujours bel et bien.
Dans le film, différentes thématiques se croisent.
Il y a d’abord celle de deux mères célibataires qui accouchent en même temps d’enfants dont les pères sont aux abonnés absents : Janis (interprétée par Pénélope Cruz), photographe et petite fille d’un républicain espagnol disparu pendant la guerre civile ; elle se bat pour faire ouvrir la fosse d’un charnier où son arrière-grand-père a été enfoui après avoir été exécuté par les franquistes. Et Ana (interprétée par Milena Smit), une adolescente vivant chez sa mère comédienne, narcissique, absente, davantage préoccupée par sa carrière que par sa fille. Les deux femmes sont tombées enceintes à la suite pour l’une d’une aventure sans lendemain et pour l’autre d’un viol. Qui sont les pères ? Almodóvar ne lève pas le voile, faisant de la place du père une place de père supposé être, de père putatif.
Puis, il y a le village et ses habitants qui recherchent les disparus ensevelis dans la fosse.
Enfin, il y a la relation qui unit Janis et Ana, dont l’une sait ce que l’autre ignore et qui vient redoubler la question de l’émergence de la vérité historique et illustrer le rapport d’un peuple aux éléments troubles de son Histoire.
Après l’effet de sidération produit par la révélation de la vérité, vient la difficulté voire l’impossible à dire ce qui a eu lieu, puis la douleur qui en découle et enfin l’aveu qui permet d’exhumer ce qui été enfoui : resurgit alors le passé qui, parce qu’il peut se mettre en mots et s’alléger en partie de son poids traumatisant, peut tisser de nouveaux liens avec le présent.
Ce parcours, celui du travail de la mémoire, s’opère grâce à la transmission se faisant d’une génération à l’autre.
Chez Almodóvar, cette transmission est l’œuvre des femmes. Madres paralelas met en scène les liens mère-fille, mère-grand-mère, nièce-tante ; c’est par elles que se transmettent autant la mémoire personnelle que la mémoire plus large des tragédies de l’Histoire.
C’est grâce à ces femmes, dépositaires des drames familiaux et nationaux, des savoirs, des secrets de famille qui bien souvent dépassent leur seul vécu personnel, que peut se traiter la part exclue ou délogée de la mémoire des Hommes, celle qui demeure inassimilable.
Ainsi, tout un héritage passe d’une génération à l’autre, non sans subir des transformations : Janis se réclame d’abord des femmes de sa famille pour justifier sa rupture auprès d’Arturo ; elle est comme toutes les femmes de sa famille, une mère célibataire, comme l’ont été sa mère et sa grand-mère. Mais, c’est une fois la fosse ouverte et mis à jour le corps de son arrière-grand-père et des autres disparus, qu’elle peut s’alléger du poids de l’héritage et fonder une nouvelle famille avec Arturo.
Elle devient ainsi une héritière active, celle qui pourrait répondre à l’exigence du Faust de Goethe, repris par Freud : « Ce que tu as hérité de tes pères, tu dois l’acquérir pour le posséder ».
S’il n’y a pas d’histoire silencieuse, si l’histoire humaine refuse de se taire, ce n’est pas tant pour transformer le silence en parole ou pour libérer cette dernière (selon la formule à la mode actuellement) que pour produire un dire qui prenne en charge la question de la capacité des mots à dire ce qui est hors-langage, ce qui reste hors de portée du langage. C’est ce que les psychanalystes, à la suite de Lacan, nomment le « bien-dire », un dire qui tente de rendre compte que tout ne peut se dire, que la vérité est toujours mi-dite.
Certains critiques considèrent la citation finale d’Eduardo Galeano comme un appel d’Almodóvar au devoir de mémoire. Rien n’est moins sûr car, en affirmant qu’il n’y a pas d’histoire silencieuse. Qu’on la brûle, qu’on la brise, qu’on raconte n’importe quoi dessus, l’histoire humaine refuse de se taire, Galeano et donc Almodóvar laissent entendre qu’il existe toujours le risque que le silence comme l’excès de parole soient, l’un et l’autre, complices du travail d’effacement, de gommage, de refoulement, d’oubli, programmé par les bourreaux.