Après avoir survolé et un peu arpenté Los Angeles, je me suis demandé ce qui pouvait rendre solidaires l’espace gigantesque et illimité de cette ville et ce qui la rend si désirable voire ce qui fait d’elle un objet de jouissance.
Un rapport pourrait-il exister entre l’hypercroissance de cette cité et la fonction symbolique qui, du point de vue de la psychanalyse, fait limite à l’obtention d’une jouissance sans limites c’est-à-dire le Père ?
Serait-il par trop aventureux et fantaisiste de vouloir établir un lien entre ce que Jacques Lacan a formulé comme déclin du Père et la démesure de cette mégapole ?
Pure spéculation, pourra-t-on me rétorquer. C’est bien possible, mais je vous livre néanmoins mes réflexions.
Ma supposition, c’est qu’un des effets de l’affaiblissement de la fonction paternelle pourrait se traduire, du fait d’un recul voire d’un effacement des limites, par une étendue en extension, par un accroissement d’espace disponible.
Cette conquête d’espace se réalise dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler celui des pionniers partis à la conquête de l’Ouest américain ou celui des aventuriers qui se sont précipités dans la ruée vers l’or californien à la fin du XIXème siècle.
Autre exemple emprunté à la géographie urbaine : à la différence des clôtures entourant la plupart des maisons individuelles françaises, le territoire américain se caractérise par son accessibilité et son ouverture. Rues et routes s’étendent à l’infini, absence de clôtures entre les maisons et facilité avec laquelle les Américains entrent chez leurs voisins, le naturel avec lequel ils communiquent avec des inconnus dans des lieux publics ou par téléphone.
Cette ouverture existe encore dans la plupart des quartiers de Los Angeles malgré la « bunkerisation » très localisée de Downtown. Les Angelenos construisent leurs maisons comme s’ils étaient en pleine campagne. Certains, toutefois, sont passés sans transition d’une absence totale de protection à tout un arsenal de moyens de défense.
Si le signifiant Père sert à poser des limites, son dépérissement devrait impliquer un recul voire un effacement des limites, donc un espace plus ouvert et moins fini
Pour renforcer la validité de cette hypothèse, je pourrais ajouter que, dans la psychose, le défaut de signifiant phallique produit cet état dans lequel un sujet psychotique ne saura plus démêler le dedans du dehors, ne saura plus faire la distinction entre réalité extérieure et réalité psychique. C’est donc dans un espace illimité qu’il va se mouvoir.
Quelque chose de cette nature est impliqué dans l’usage nouveau du terme de psychose ordinaire : la psychose ordinaire est devenue une notion attractive car, n’ayant pas de définition rigide. Elle fait entrevoir qu’au-delà du Père s’ouvrent des espaces insoupçonnés, elle donne de l’ampleur, elle produit de l’étendue en participant à l’extension du domaine des psychoses. Pas étonnant alors qu’y soient associées les notions de trouvaille et d’invention.
Dans son article sur la psychose ordinaire paru dans la revue Quarto (n° 94-95), Jacques-Alain Miller fait une remarque, en forme de question, qui résonne particulièrement avec mes impressions de voyageur : « Que veulent les Américains ? ».
Ce que veulent les Américains, répond-il, c’est des concepts très définis, des définitions nettes. Ils veulent du savoir défini, utilisable. Pourquoi les Américains réclameraient-il du savoir net et utilisable si ce n’est parce que celui-ci leur fait défaut ? Et qu’il leur est indispensable pour s’orienter dans leurs immenses espaces, dans leurs villes sans limites.
Élément fondamental du cadre de vie américain, l’espace est un espace pour la pensée et pour la jouissance. Les Américains ont de l’espace pour penser et jouir, leur pensée et leur jouissance ont de l’espace pour se mouvoir, davantage que nous n’en avons, nous les Européens, confinés voire étriqués dans les limites de notre hexagone ou de nos provinces. Quand on a de l’espace, on a davantage de place pour s’y déplacer, pour y produire des déplacements d’idées, pour penser et confronter ses points de vue mais également pour que la jouissance puisse s’y déployer.
Avoir beaucoup d’espace donne de la liberté, mais la contrepartie est qu’on peut s’y perdre... bien qu’on dise qu’à Los Angeles, on ne se perd pas puisque, où qu’on soit, il y a toujours,, comme dans la plupart des villes américaines, un panneau qui vous indiquera les quatre points cardinaux.
Quant à la jouissance angelinienne, c’est bien sûr par son expression violente qu’elle est la plus manifeste : 1965 puis printemps 1992 quand ont éclaté les émeutes raciales les plus violentes qu’aie connu l’Amérique, avec des incendies, des pillages qui ont duré plus d’un mois.
Il y a une autre violence, naturelle celle-là, potentielle, réelle, qui est la violence du Big One, le séisme auquel tout le monde se prépare.
Ville de « nulle part », l’immense Los Angeles et son déploiement à perte de vue forment un espace devenu lui-même objet impur, scandaleux, à la réputation sulfureuse, au goût de pêché. Un objet de jouissance en somme.
Si des débordements de jouissance comme des passages à l’acte violents se manifestent tant sur le plan individuel que social voire dans la nature, et s’ils sont la résultante d’une panne dans l’usage du signifiant paternel, il y a peut-être un rapprochement fécond à faire entre la structure de la psychose et la structure urbaine de l’espace angelinien.
Si, dans la psychose comme à Los Angeles, il y a un lien entre jouissance et espace (Lacan, à propos du cas du Président Schreber parle de son « hyperespace ) il n’est pas illégitime de se demander si le déclin du Père symbolique ou l’existence de nouveaux usages du signifiant paternel, n’invite pas à vouloir conquérir toujours plus d’espace, à faire reculer l’horizon ?
Cela n’est-il pas le nom même de ce que nous appelons la mondialisation ?