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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

Un horizon possible sur terre

Publié le 19 Novembre 2022 par Jean Mirguet dans Le commun

Le sociologue Jean Viard était l’invité, ce midi sur France Inter, de l’émission Le grand face à face.

Pour lui, la question  est d’avoir une pensée qui nous fasse avancer et de ne pas casser le commun de la planète et le désir de vivre. Parce que l'homme, dit-il, avance par son désir, il n'avance pas par ses besoins. Il faut donc avancer en renforçant le désir, et le diriger dans la bonne direction. Il faut dessiner un horizon.

Sans doute, y a-t-il lieu de prendre ses propos à la lettre puisque le besoin et le désir constituent deux des trois termes d’un triptyque dont le troisième est la demande.

Dès que nous sommes dans la parole et le langage, nous avons affaire au triptyque besoin - demande – désir.

Il y a quelque chose que nous connaissons bien, c’est qu’une demande ne peut jamais être totalement satisfaite, comme telle. Lorsqu’elle est radicale, par exemple dans l’amour, il existe toujours un reste qui demeure inexaucé et toute demande comporte toujours son fond de déception car, derrière la demande, il y a toujours autre chose qui est demandé.

Or, c’est dans cet écart entre la demande et le besoin que, sous l’effet du désir, peut s’ébaucher une autre demande adressée à celui ou celle susceptible de procurer la satisfaction attendue, demande qui en passe par la parole et le langage. Au fond, le désir interprète la demande.

Dans l’ordre de la vie sociale, c’est, dit Jean Viard,  le désir ou le rêve qui donnent l’idée qu’il y a un horizon possible sur la terre. « Le réel, dit-il, se saisit par le récit qui le met en désir et en mouvement ». A l’encontre des déclinistes et autres collapsologues, il explique que le réel se réduit à l'obscénité de son état dans les moments où l'on est en manque d'histoires. C’est le moment où « il est de bon ton de se parer des vertus du pragmatisme, voire de se nourrir d'images de mort et d'effondrement qui étouffent notre créativité et mènent à la violence et à la recherche de boucs émissaires».

Au-delà de la crise qui nous déstabilise, jamais la société n'a changé aussi vite. Pour Jean Viard, il faut analyser à la fois le recul de nos grandes appartenances de classes et de nations, le rôle nouveau de l'art de vivre, du bonheur privé, des habitudes et des identités. Son livre, La France dans le monde qui vient, invite à comprendre notre culture de mobilité, le réchauffement climatique, la place nouvelle du travail, la pression d'un monde en permanence co-­informé et le développement extraordinaire d'une société collaborative, liée par des réseaux tous les jours plus nombreux.

Oui : le monde s'unifie, la terre chauffe, la société se morcelle mais internet nous relie.
Comment alors penser les formes politiques de cette société et de ce monde-là ? Comment penser l’individu devenu plus tribal que social ? De quelle manière réinventer du récit politique ?

A propos de la Coupe du Monde de football au Qatar, il déclare dans une interview qu’ « il est normal de regarder les conséquences négatives et de voir si on aurait pu faire autrement. Mais l'humanité est en train de se construire comme humanité. Pendant la grande pandémie, on a été 5 milliards à avoir les mêmes comportements. Avant la pandémie, il y avait presque 1 milliard et demi de touristes internationaux, et on va très vite arriver à 2 ou 3 milliards. Pourquoi c'est important ? Parce que la crise climatique que l'humanité a induite, et notamment l'humanité des pays du Nord, cette crise a besoin d'une bagarre commune.

La guerre climatique est un commun, et donc ce commun a besoin de vivre, d'avoir des émotions, que ce soit des émotions artistiques, parce qu'on regarde les mêmes films, parce qu'on lit les mêmes livres, parce qu'on a des leaders qui nous fascinent, que ce soit Mandela, en Afrique du Sud, Lula au Brésil, etc. Donc on a besoin de ce commun et de le construire comme objet culturel, c'est essentiel. Le sport est un des grands moments de cette construction, notamment parce que c'est populaire, et là, c'est la première Coupe du monde dans un pays arabe. Cela est des plus importants.

Ça aurait pu être négocié autrement. Le monde a changé, bien entendu. Je crois qu'il faut dire les choses sur le positif, et un peu arrêter de systématiquement critiquer, de donner le nombre d'avions qui se déplacent, etc. Il y a des millions de gens qui prennent l'avion tous les jours. Dès qu'il y a un phénomène culturel festif, départs en vacances, festivals, etc, on sort l'impact écologique, et c'est normal d'essayer de le limiter. Mais il est beaucoup plus faible par exemple que celui des vaches, qui pèse 5% du CO2 en France et qui pètent, si je peux me permettre, l'équivalent du CO2 de 15 millions de voitures.

Donc oui, il y a une hiérarchie. Je crois qu'il faut sauver les plaisirs de la vie, créer du commun et ça, ça n'a pas de prix". 

 Jean Viard : un penseur résolument positif, optimiste, qui insiste sur l'urgence de penser et de retrouver un récit commun.

 

 

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Troubles dans la sexualité … vers une psychanalyse non dogmatique

Publié le 7 Novembre 2022 par Jean Mirguet dans Psychanalyse et psychanalystes

Avec la publication de son dernier livre, Vers une psychanalyse émancipée, aux Editions La Découverte, la psychanalyste Laurie Laufer nous propose un questionnement  particulièrement stimulant qui pourrait bien venir troubler le dogmatisme et certains commentaires circulaires freudiens et/ou lacaniens.

Pour l’auteur, il existe aujourd’hui un enjeu de taille, celui de « l’émancipation de la psychanalyse elle-même, d’un soulèvement face à ses propres dogmes, d’une liberté à la barbe des énoncés canoniques », à une époque où les analyses de Foucault, les identités de genre, les mouvements LGBTQI+ et les études queers inventent d’autres perspectives en matière de genre et de sexualité. Quid de l’Oedipe, de l’ « envie du pénis », de la « différence des sexes » ? Comment la psychanalyse peut-elle prendre en compte les évolutions sociales sans s’en trouver dénaturée ? Comment peut-elle se laisser instruire par un autre discours, qui ne soit pas un discours autoréférencé ?

Pourtant, il n’est pas rare d’entendre des psychanalystes se faire les détenteurs de normes sexuelles et sociales ou s’ériger en experts de la vie psychique : pour eux, l’homoparentalité, la PMA, la transidentité sont à comprendre comme des symptômes du règne de l’individualisme contemporain … en somme, ce qui s’écarte de la bonne conduite est pathologisé avec le risque, pour la psychanalyse, de devenir un modus vivendicomportemental.

Ne pas dialoguer pas avec les théories féministes contemporaines et les mouvements trans ne présente-t-il pas le risque de passer à côté de ce que peut nous enseigner ces expériences érotiques et politiques inédites ?

Dans son livre, Laurie Laufer soutient que c’est en redevenant une théorie critique et inventive, en prenant langue avec ces nouveaux savoirs et pratiques, que la psychanalyse a chance de renouer avec l’émancipation. C’était d’ailleurs déjà l’ambition de Lacan qui incitait le psychanalyste à « rejoindre la subjectivité de son époque » car la psychanalyse n’est pas hors-histoire.

Pour quiconque a expérimenté une psychanalyse, les normes révèlent leur caractère conventionnel et arbitraire. La pratique analytique confronte le sujet à une réalité qui déborde le domaine du normatif et du biologique. C’est ce trop plein que les discours normatifs aspirent à contrôler et c’est à ces restes indomptables que s’adresse la psychanalyse qui s’affirme comme une pratique à l’envers des normes.

Comme tout savoir, le savoir psychanalytique est constitué historiquement et n’échappe pas à l’institution d’un pouvoir normalisant.

Pour penser le statut des normes dans la psychanalyse, Laurie Laufer prend un large appui sur le travail de Foucault. Celui-ci a, en effet, sévèrement critiqué la pratique normalisante de la psychanalyse, située à la pointe des dispositifs de pouvoir contemporains.

A l’opposé de Foucault, Lacan n’a cessé de se doter de concepts permettant de concevoir ce que la jouissance implique toujours de non symbolisable et de non normé, d’excès et de dérèglement (l’objet petit a, la jouissance féminine supplémentaire et « pas-toute » phallique, la jouissance hors-sens du sinthome).

Il revient alors au psychanalyste de questionner son rapport au savoir et aux normes qui peuvent découler de sa pratique. « Je voudrais vous donner cette règle de première approximation, dit Lacan en 1970, - la référence d’un discours, c’est ce qu’il avoue vouloir maîtriser. Cela suffit à le classer dans la parenté du discours du maître ». Le discours de l’analyste, lui, « doit se trouver à l’opposé de toute volonté, au moins avouée, de maîtriser. Je dis au moins avouée, non pas qu’il ait à la dissimuler, mais puisque, après tout, il est facile de redéraper toujours dans le discours de la maîtrise ».

Il évoque également le « discours de la synthèse, discours de la conscience qui maîtrise ».

La critique de Laurie Laufer reprenant les thèses foucaldiennes affirme que ce discours de la conscience fait prévaloir le discours de la norme sur le discours du droit. C’est un glissement de la loi vers la morale qui, écrit-elle, « rectifie par la médicalisation une conduite et un comportement que le champ social et politique considère comme anormaux ». « Nous sommes entrés, écrit Foucault, dans la société de la norme, de la santé, de la médecine, de la normalisation qui est notre mode essentiel de fonctionnement maintenant ». On psychologise les choses c’est-à-dire qu’on les médicalise » puisque, par pensée médicale, Foucault entend une façon de percevoir les choses qui s’organisent autour de la norme.

Avec Michel Foucault, Laurie Laufer affirme que la pratique freudienne n’a pas échappé, comme dispositif, à cette normalisation des conduites, même si Freud a dépathologisé le fait sexuel humain en promouvant le continuum normal-pathologique et si Lacan a mis en évidence les modes de jouissance de la sexuation. Toutefois, les lignes de fracture, les divergences entre Lacan et Foucault demeurent indépassables, même si l’un et l’autre donnent à la subjectivation une place prépondérante dans le dédale des normes et accordent une place majeure à la singularité, à l’énonciation et à un rapport éthique au corps.

Une fois liquidé le préjugé de la guérison de l’homosexualité, Freud puis Lacan ont soutenu l’accès des homosexuels à la pratique psychanalytique, le premier en montrant que la guérison de l’homosexualité est sans objet pour la psychanalyse, le second, en étant le premier à garantir la pratique psychanalytique d’homosexuels ayant rejoint l’École Freudienne de Paris.

Cela n’a pas empêché des psychanalystes français de prendre parti contre le PACS ou contre le mariage pour tous et les différentes formes de parentalités. Aujourd’hui encore, affirme Laurie Laufer, nombre de psychanalystes – certains homophobes - considèrent toujours que les homosexuels et les transgenres présentent une pathologie psychique et qu’ils ne peuvent pratiquer la psychanalyse.

Pour Laurie Laufer, ce qui pose problème n’est pas tant le désir homosexuel qui reste une variante de la sexualité, chacun se débrouillant avec lui pour bricoler une position subjective. Ce qui pose problème, ce sont, écrit-elle, « les fantasmes et les discours du monde hétérosexuel sur ce qu’on imagine être l’ »homosexualité », non pas comme identité sexuelle mais comme position politique (…) Lorsque les homosexuels, les queers, les transgenres, les trans souhaitent se marier, élever des enfants, la boussole de la psychanalyse s’affole. Or, l’ « honneur politique de la psychanalyse » est rappelé par les théoriciens sur le genre qui s’inscrivent dans les pas de Foucault. Il ne s’agit pas d’ériger comme identité une pratique sexuelle, il s’agit d’en faire un acte politique. »

De nos jours, affirme Laurie Laufer, les psychanalystes sont amenés à travailler avec l’ « identité » homosexuelle en tant que stratégie politique qui permet une reconnaissance des droits, la déconstruction des identités, la fluidité du genre. Les termes de « sexualité », « homosexualité », « perversion » n’ont plus le sens qu’ils avaient au temps de Freud, les configurations familiales et sexuelles ont changé.

Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault écrit que « la sodomie – celle des anciens droits civil ou canonique – était un type d’actes interdits ; leur auteur n’en était que le sujet juridique. L’homosexuel du 19ème siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie (...) Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée – le fameux article de Westphal en 1870, sur les « sensations sexuelles contraires » peut valoir comme date de naissance – moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce ».

L’homosexuel, un hérétique devenu une catégorie … ce qui fait dire à Michel Foucault que « nous ne sommes rien d’autre que ce qui a été dit ». Dire ce que l’on est ne serait donc rien d’autre qu’être ce qui est dit, être porteur d’une « identité » sexuée qui, aujourd’hui, se dessine en une myriade de genres.

Laurie Laufer cite le philosophe espagnol Paul B. Preciado, théoricien de l’abolition des différences entre les sexes, des genres et des sexualités qui, après s’être considéré comme une femme lesbienne puis comme gouine trans et garçon-fille, a décidé de choisir le masculin pour s’identifier. Sa pratique, écrit-elle,  est étrangère à l’emprise des discours médicaux, psychiatriques, psychanalytiques ou autres et passe par le corps comme lieu d’une vérité subjective.

Cette vérité ne se laisse pas attraper par le langage, elle va au-delà, elle le déborde, ce qui oblige à inventer des manières de le signifier. Preciado évoque sa « sortie » du genre binaire, sortie du régime de la différence sexuelle. « Sortir », commente L. Laufer, n’est pas seulement tenter de s’échapper de l’impasse du sexuel et de la différence sexuelle, c’est aussi une « sortie du placard ».

Ainsi, le jeu des signifiants entre eux - ce jeu qui oriente le devenir d'un individu, ses discours et ses actes - se rend maître des « identités » sexuées et les fait voler en une myriade d’éléments. Est remis alors au cœur de l’invention freudienne ce qui en constitue tout le sel : les troubles dans la sexualité.

Dans une interview récente donnée au Monde, Laurie Laufer insiste pour dire qu’ « il n’y a pas d’analyse pour les LGBTQI + car cela sous-entendrait qu’il y a un « eux », et un « nous » universel. En revanche, il peut y avoir des contextes de discrimination et d’oppression qui produisent des effets réels. Mais si une personne souffre ou a envie de parler à quelqu’un, de s’inventer, de retrouver des capacités d’agir et d’aimer, un élan érotique, alors la psychanalyse peut être une expérience intéressante. Judith Butler parle de l’agency – la puissance, la capacité d’agir – ainsi : « Qu’est-ce que je fais avec ce que l’on fait de moi ? » Pour le dire autrement, que fait-on avec les assignations dans lesquelles on est enfermé ? Pour l’expérience analytique, j’ajouterais : comment fais-je avec ce que je ne sais pas de moi-même ? ».

 

 

 

 

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