Tel un raz de marée, le coronavirus a fait effraction dans nos vies, privées et publiques, dans notre illusion d’invulnérabilité. Cet événement, aux conséquences possiblement traumatisantes, vient bouleverser nos existences et perturber nos émotions.
Or, cette effraction divise autant qu’elle rassemble : une brève incursion dans l’étymologie et les racines du mot et de ses dérivés le démontre.
Le Dictionnaire historique de la langue française indique que ce mot déjà ancien, puisque attesté une première fois au XVe siècle est un dérivé du latin classique effractus , participe passé de effringere signifiant rompre, briser, ouvrir par effraction. Frangere a donné to break en Anglais et brechen en allemand.
Aujourd’hui, c’est un terme juridique qui désigne un bris de clôture fait en vue de pénétrer dans une propriété publique ou privée. Il se dit également au figuré pour « violation d’un domaine réservé (mental, religieux, artistique…), notamment dans les expressions par effraction, sans effraction.
Le terme « fraction » a la même origine, en particulier dans son sens liturgique qui désigne l’action de briser le pain eucharistique : la « fraction du pain » (Luc 24,35), premier nom de la messe évangélique.
On trouve sur le site de la Conférence des Evêques de France ce commentaire : « La fraction du pain est éminemment une action symbolique. Cela signifie que le symbole n’est pas dans l’objet, le pain, mais dans ce qui est fait avec cet objet, avec ce pain consacré (…) Il signifie que nous qui sommes nombreux, en communiant à l’unique pain de vie, qui est le Christ, nous devenons un seul corps (1 Corinthien 10, 17).” »
“Puisqu’il y a un seul pain, la multitude que nous sommes est un seul corps, car nous avons tous part à un seul pain.” (Saint Paul aux Corinthiens, 10,17). L’unique pain mis en parts fait des participants un unique corps.
Loin de moi voire très loin de moi, l’idée de donner un sens religieux à ce qui se passe actuellement, mais que l’on soit ou non croyant, cette opération de rompre le pain, cette fraction s’imposent comme un acte unificateur, rassembleur, un acte qui permet que, nous les multiples disparates, nous qui sommes tous des exceptions ou des « épars désassortis », selon l’expression de Lacan, puissions nous relier, former un unique ensemble … et supporter de vivre seul à plusieurs.
Dés lors, le Covid-19, ce réel qui fait effraction, a un double effet paradoxal :
- il brise les liens entre les personnes (hospitalisations, séparations consécutives au confinement, multiplication des polémiques) voire traumatise.
- simultanément, il rassemble les personnes (déploiement de nouvelles solidarités et de l’entraide), constituant ainsi une forme de protection contre la désunification et produisant du commun.
Ce paradoxe interroge ce qu’est un lien, constitué de continuité et de discontinuité, mais jamais idéalement et paresseusement harmonieux.
Dans la reconfiguration et la réinvention des liens à laquelle nous assistons, le numérique et le téléphone jouent un grand rôle : cf. l’intensification des échanges via internet, des écrits, des photos, des conversations... « Bizarrement, je ressens une certaine chaleur », constate Alexandre Lacroix, directeur de la rédaction de Philosophie Magazine. « Les gens se demandent des nouvelles les uns des autres, entre collègues,... Il y a une proximité qui s'installe, un surcroît de civilité, de politesse, on est content de voir que l'autre est bien portant. Il y a pour le moment une revivification des liens humains, qui passe étrangement par la technostructure ».
Le souci de l'autre est au cœur des échanges ; apparaissent des formes de solidarité nouvelles entre voisins et amis.
Ce confinement présente tous les traits d'une vaste expérience commune et se présente comme une nouvelle référence collective voire une nouvelle norme. L’avenir dira si elle se perpétuera dans le temps … Que dit Nietzsche du commun ? Dans Par-delà le Bien et le Mal, il écrit : « Qu'est-ce en fin de compte que l'on appelle « commun » ? Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées, mais les idées sont des signes imagés, plus ou moins précis, de sensations qui reviennent fréquemment et simultanément, de groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d'employer les mêmes mots ; il faut encore employer les mêmes mots pour désigner la même sorte d'expériences intérieures, il faut enfin avoir en commun certaines expériences. C'est pourquoi les gens d'un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à des peuples différents, même si ces derniers usent de la même langue ; ou plutôt, quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, il en naît quelque chose qui « se comprend » : un peuple. Dans toutes les âmes un même nombre d'expériences revenant fréquemment a pris le dessus sur des expériences qui se répètent plus rarement : sur elles on se comprend vite, et de plus en plus vite - l'histoire du langage est l'histoire d'un processus d'abréviation».