La publication récente par le Canard Enchaîné d’extraits d’une interview de Françoise Dolto en 1979 et de son livre L’enfant, le juge et la psychanalyse (1999) a déclenché une polémique et alimenté la chasse aux sorcières et sorciers psychanalystes, accusés, dans le contexte de l’affaire Gabriel Matzneff, de soutenir la pédophilie et de faire montre de « cruauté ».
La réalisatrice Sophie Robert, fer de lance de ceux qui dans la mouvance du Livre noir de la psychanalyse (2005) continuent à instruire le procès de la psychanalyse, s’acharne avec beaucoup de violence et de haine contre Dolto et les psychanalystes considérés comme des gens dangereux. Qu’est-ce qui motive ce fanatisme qui nourrit ses interventions destructrices ? Le discrédit systématique jeté sur la psychanalyse apporte-t-il quelque chose à la science ? Rend-il service aux patients et à leurs familles ? Certainement non.
Rappelons que trois des psychanalystes interviewés dans son documentaire Le Mur (2011) avaient assigné la réalisatrice en justice, estimant avoir été « piégés » dans « une entreprise polémique destinée à ridiculiser la psychanalyse ». Les juges de la cour d’appel de Douai ont reconnu l’existence de ce piège mais ont estimé qu'« aucune dénaturation fautive » de leurs propos ne pouvait être retenue contre la réalisatrice.
Reste que, malgré la manipulation de Sophie Robert, ce qui a été dit par les psychanalystes l’a bien été. Or, qu’il s’agisse de ces propos ou de ceux de Françoise Dolto, la question qui est posée à travers ces différentes affaires est celle des effets de la parole publique des psychanalystes : quand un psychanalyste s’adresse, par le canal d’un média, à une multitude, il s’adresse à « tous », il ne s’adresse plus à « un » en particulier, ce qui ne va pas sans poser problème. Lacan disait que parler « c’est avant tout parler à d’autres. Cela paraît simple, mais peu évident car à quels autres le psychanalyste s’adresse-t-il quand il parle en dehors de la cure ?
Si Dolto s’est montrée imprudente dans son expression publique, si des psychanalystes se sont montrés maladroits en estimant leurs auditeurs sur la même longueur d’onde qu’eux, si on parle de l’inconscient comme s’il s’agissait du conscient, nul doute que d’inévitables malentendus surgiront. On peut rappeler ici le propos de Lacan à propos de l’anamnèse psychanalytique où « il ne s’agit pas de réalité mais de vérité, parce que c'est l'effet d'une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présentes ». Dans l’intervention publique d’un psychanalyste qui parle de l’inconscient, il ne s’agit pas non plus de réalité mais de vérité. Or, faute d’une adresse à un sujet particulier, le risque est grand de confondre les deux.
Dans un Tribune du Monde (16 janvier 2020), la psychanalyste Claude Halmos – qui a travaillé avec Françoise Dolto – rappelle que, par exemple, un enfant peut inconsciemment, parce qu’il les aime, accepter de ses parents des choses dont il souffre ; or, cela n’a rien à voir avec les chercher consciemment. Elle ajoute que, faute de distinguer les émotions et la sexualité de l’enfant de celles des adultes, on entretient ce que Sandor Ferenczi nommait « la confusion des langues ». C’est ainsi que « séduire » n’a pas, dans la langue des enfants, le même sens que dans celle des adultes. Lorsqu’une enfant en attente d’affection consent aux attitudes de « tendresse » d’un adulte perçu comme protecteur, le risque peut être réel de laisser se mettre en place une relation de séduction voire de jeu amoureux entre l’enfant et cet adulte lorsque ce-dernier prétend répondre aux attentes de l’enfant en lui imposant ses propres désirs de manière traumatique. Un enfant n’a pas, autant qu’un adulte, les moyens psychiques de dire non, de refuser.
Cela, Françoise Dolto le disait, l’enseignait mais il aurait sans doute fallu qu’elle prenne davantage de précautions quand elle affirmait à propos d’un enfant victime de violences sexuelles que, peut-être sans l’avoir cherché, l’enfant en était complice. Comme si « désirer » et « souhaiter » étaient équivalents. Or, on peut tout-à-fait ne pas souhaiter ce que nous désirons. A ne pas expliciter cette distinction, on risque de graves équivoques.
Deux exemples de conceptions différentes voire diamétralement opposées de l’intervention publique de psychanalystes.
D’une part, Claude Halmos qui tient une chronique régulière sur France Info et un courrier des lecteurs dans Psychologies Magazine. Elle estime avoir une double mission. La première, par rapport à ceux qui l’écoutent ou la lisent, qui consiste à leur apporter une information, suffisamment sérieuse et accessible pour constituer pour eux un outil qui leur permette, en réfléchissant à leurs problèmes autrement qu'ils ne l'ont fait jusque-là, de les prendre en main et de les résoudre. Ce n'est pas fondamentalement différent, dit-elle, de ce qu’elle fait dans son cabinet. Car être psychanalyste, c'est aider chaque patient à trouver les clefs qui ouvriront la porte de la prison dans laquelle son histoire l'a enfermé. La seconde mission, par rapport à la psychanalyse, dont elle veut, sans la trahir ni la galvauder, faire connaître au plus grand nombre le message.
C’est, explique-t-elle, un exercice à hauts risques : il faut à la fois donner des informations générales et faire entendre qu'elles ne peuvent rendre compte de la singularité d'un être, et cela exige la clarté - indispensable - du discours pour faire oublier la complexité des problèmes.
D’autre part, Gérard Miller qui, sur son site officiel (sic !), affirme n’avoir jamais mimé la pratique analytique devant une caméra et n’avoir jamais pris place à côté de quiconque apportait sa souffrance aux projecteurs, en attendant d’un psy de passage qu’il l’analyse ou la soulage. Sa stratégie pour ne pas perdre son âme : finasser, répondre à côté, entretenir le malentendu, jouer au chat et à la souris. En tant que tel, le psychanalyste ne peut rien faire dans les médias, ajoute-t-il, ne doit rien faire, sinon une chose : témoigner qu’il y a de la psychanalyse… ailleurs, laisser entrevoir au public qu’il y a quelque part, dans cette société vouée à la standardisation, une pratique digne et respectable, qui se voue, elle, au désir dans ce qu’il a de plus singulier.
Dans la première leçon d’introduction à la psychanalyse, qu’il donna entre 1915 et 1917 dans un amphithéâtre de la clinique psychiatrique de l’hôpital de Vienne, Freud commença ainsi sa prise de parole publique : « Mesdames et messieurs, je ne sais pas ce que vous pouvez savoir, les uns et les autres, sur la psychanalyse par vos lectures ou par ouï-dire. Mais je suis tenu par l’intitulé annoncé de vous traiter comme si vous ne saviez rien ». Il poursuivit sa leçon en proposant d’« exposer les imperfections qui s’attachent nécessairement à l’enseignement de la psychanalyse et les difficultés qui s’opposent à l’acquisition d’un jugement propre ».
La psychanalyse ne se transmet donc pas, il n’y a pas une bonne façon de la transmettre. L’application ou le savoir-faire n’ont rien à voir dans cet impossible. Ce qui se transmet c’est l’impossibilité de la transmission, perspective à soutenir vaille que vaille.
Pourtant si, néanmoins, il reste quelque chose à transmettre de la psychanalyse et de son enseignement, y compris publiquement, c’est la voie du style. Lacan affirme qu’elle est la seule formation qui nous serve dans le travail de la transmission, celle « par où la vérité (du désir) la plus cachée se manifeste dans les révolutions de la culture ».
Dans le style, il y a le bien-dire et « la belle manière » dont Baltasar Gracian écrit dans L’Art de la prudence, qu’elle « supplée à tout, dore le refus, adoucit ce qu’il y a d’aigre dans la vérité ; elle ôte les rides à la vieillesse. Le commentfait beaucoup en toutes choses. Une manière dégagée enchante les esprits, et fait tout l’ornement de la vie », sachant que « ce qui est bien dit se dit en peu ».