Dans une interview donnée au mensuel Causeur il y a deux ans, le linguiste et philosophe Jean-Claude Milner rappelait ce qui, jusqu’à peu, constituait une évidence : à un moment donné, les parents choisissent toujours en lieu et place de leurs enfants, libre à ceux-ci ensuite de se rebeller contre cet héritage. Or, force est de reconnaître que, depuis quelques années, domine l’idée que ces contraintes doivent être combattues préventivement, tout simplement en les empêchant d’apparaître.
Autrement dit, pour que chaque individu puisse, dès le début de sa vie, être placé dans une relation de stricte égalité avec ses semblables, il lui faut être libre d’accepter ou de refuser ce qui lui est transmis, donc être dans la situation de celui qui conclut un contrat. Pour JC Milner, il s’en déduit instantanément une conséquence : l’enfant doit entrer dans un monde qui ait le moins de passé possible puisque ce passé est fait de choix auxquels il n’a pas pris part. Dans le cas des relations parents-enfants, le modèle du contrat, qui est égalitaire, s’oppose à celui de la transmission, inégalitaire.
Pendant longtemps, l’inégalité de savoir entre le maître et l’élève a été pensée comme un moyen de la démocratie puisque la transmission visait à affranchir l’élève des conséquences sociales de son ignorance. Or, aujourd’hui, cette inégalité de savoir est jugée comme non démocratique, à tel point qu’à force de dénoncer l’inégalité entre savoir et ignorance, on trouve de plus en plus de situations dans lesquels l’ignorant domine celui qui sait (par ex. l’impossibilité pour des professeurs d’aborder certains sujets politiques, religieux ou philosophiques car des élèves sont persuadés de détenir une vérité supérieure à la connaissance).
Nombreux sont les dirigeants politiques qui estiment que supprimer la perception de l’inégalité est gage de paix sociale, faisant de ce modèle l’idéal vers lequel doit tendre une démocratie. Cette idéologie du désamorçage des conflits qu’il faut prévenir pour qu’ils n’aient pas lieu et que s’établisse un consensus nous propose l’idéal d’un monde imaginaire harmonieux, exempt de toute division, pacifié.
Or, insiste JC Milner, la démocratie doit permettre l’émergence des conflits, elle est fondée sur la division, non sur une mirifique et chimérique harmonie.
De surcroît, elle est le régime conçu, créé et soutenu par des hommes qui savent qu’ils ne savent pas tout. « Le démocrate est modeste, écrivait Camus (« Réflexions sur une démocratie sans catéchisme », Oeuvres complètes II), il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné, et à partir de cet aveu, il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent ».
La légion des donneurs de leçons qu’on entend à longueurs de journée ferait bien de ne pas l’oublier.