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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

LA HAINE AUJOURD’HUI

Publié le 1 Juillet 2020 par Jean Mirguet dans Le malaise

Felix Vallotton, « La Haine », 1908

Dans une récente tribune du Monde, le chercheur en sciences sociales Antoine Bristielle, auteur d’une étude sur les groupes Facebook « pro-Raoult », montre que l’extrême défiance à l’égard des principales figures d’autorité, politiques et médiatiques, est l’un des principaux traits communs aux soutiens de l’épidémiologiste. Cette  suspicion se traduit par un rejet massif de l’exécutif en place et une très faible confiance dans les médias auxquels sont nettement préférés les réseaux sociaux. 

Ce rejet a pour conséquence le développement de comportements populistes qui privilégient le pouvoir direct du peuple sur celui de ses représentants élus. C’est ainsi que ces individus ne seraient pas opposés à la candidature en 2022 de figures médiatiques et non politiques comme celles de Jean-Marie Bigard ou Cyril Hannouna !

Quand la parole publique est si décriée, l’adhésion aux thèses complotistes en devient la conséquence immédiate : 89% des soutiens au Pr Raoult sont convaincus que le ministère de la Santé est de mèche avec l’industrie pharmaceutique, 42% adhèrent à la théorie du « grand remplacement (deux fois plus que les Français en général) et les climatosceptiques y sont deux fois plus représentés que l’ensemble des Français.

Avec ses discours provocateurs et ses interventions à l’emporte-pièce, le Pr Raoult, parce qu’il dérange, est un bon client pour nombre de médias à l’affût de l’esclandre qui fera vendre du papier ou faire monter le taux d’audience. 

 

On voit ainsi les afficionados du dégagisme se faire les chantres de personnalités adoptant des postures anti-système. Leur popularité est symptomatique du malaise démocratique actuel – qu’il se développe en France, en Europe et au-delà – marqué par un accroissement de la haine qu’il devient de plus en plus difficile de combattre, peut-être par indifférence  ou par lâcheté.

Dans un livre récemment paru, Actualité de la haine, une perspective psychanalytique (Navarin Editeur)-, la psychanalyste Anaëlle Lebovits-Quenehen note que la montée des antagonismes

 et de la malveillance s’accompagne d’une fragmentation du corps social en une multitude de groupements dont les membres partagent en commun un mode particulier de jouissance de l’existence basé, par exemple, sur l’orientation sexuelle ou sur le rapport singulier à la religion, au savoir, aux origines, à la race, etc… Chaque groupe revendique dans son coin ses croyances, exclusives de celles des autres, objets de haine, qu’elles s’affichent dans le racisme, l’antisémitisme, la misogynie et la misandrie, l’homophobie, l’aversion pour l’argumentation logique (particulièrement développée chez les gilets jaunes), etc…

L’homogénéité de chaque groupe n’existe que par exclusion de ceux dont les choix différent de la norme qui y domine, d’où un rejet de la différence produisant de nouvelles séparations et ségrégations. Plus l’égalité se développe, plus la démocratie accentue l’intensité du rejet de la différence tout en la revendiquant. Comme l’avait remarqué Tocqueville, la vie en commun devient, à terme, impossible.

 

Annaëlle Lebovits-Quenehen pointe une autre manifestation du regain actuel de haine dans les domaines du savoir et de la pensée. 

Elle s’étale dans les réseaux sociaux où n’importe qui peut dire n’importe quoi sur n’importe quel sujet et être cru : la post-vérité devient l’un des transmetteurs les plus importants de la haine de l’Autre, une haine qui vise du même geste la démocratie et les principes qui la fondent.

Elle s’exprime, également, dans l’usage de ce qui est devenu le nouveau vocabulaire de l’antiracisme, soutenu par des mouvements soulignant le poids de l’héritage colonial et le caractère « systémique » des discriminations. De nouveaux termes s’imposent dans le monde de l’antiracisme, engendrant de violentes controverses : « privilège blanc », « personne racisée », « pensée décoloniale », « racisme d’Etat ».

En septembre de l’an passé,  un collectif de 80 psychanalystes s’était d’ailleurs insurgé contre l’emprise croissante de la pensée dite décoloniale qui « racialise » et « essentialise » le débat public. En distillant subrepticement une idéologie aux relents totalitaires, cette pensée réintroduit la « race ». Le racialisme – une forme de racisme masquée – pousse à la position victimaire, au sectarisme, à l’exclusion et finalement au mépris ou à la détestation du différent. Il s’appuie sur une réécriture fallacieuse de l’histoire, qui nie les notions de progrès de civilisation mais aussi des racismes et des rivalités tout aussi ancrés que le racisme colonialiste. Là où l’on croit lutter contre le racisme et l’oppression socio-économique, on favorise le populisme et les haines identitaires.

 

La publication dans Le Monde du 25 juin d’une tribune de l’écrivaine franco-camerounaise Léonora Miano,  à propos du vandalisme et du déboulonnage des statues mémorielles, celles de Colbert plus spécialement, constitue une illustration  exemplaire de cette pensée décoloniale justicière. 

Le Président de la République avait déclaré récemment que « la République ne déboulonnera pas de statue (…) Nous serons intraitables face au racisme, à l'antisémitisme et aux discriminations.. Mais ce combat noble est dévoyé lorsqu'il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse ou fausse du passé. Ce combat est inacceptable lorsqu'il est récupéré par les séparatistes». A ces propos du chef de l’Etat, l’auteure répond en interrogeant ce qui les motive : « Des citoyens français exigent le retrait de ces monuments. De quelle « récriture haineuse de l’histoire » sont accusés ceux qui souhaitent que l’auteur du Code noir cesse d’être honoré dans l’espace public ? ». Elle affirme alors que « ce qui dérange, c’est le profil de ceux qui demandent le déplacement des statues de Colbert ». Or, pour elle, ce profil ne se définit que dans les termes de la stigmatisation des populations dites « blanches », désignées comme coupables et de celles des victimes dites « descendants d’esclavagisés », « descendants des Subsahariens déportés et réduits en esclavage », « issues d’un crime contre l’humanité » ou « citoyens français nés d’une violence ineffable ». 

Dans leur tribune, les 80 psychanalystes cités plus haut indiquaient que c’est par le « retournement du stigmate » que s’opère la transformation d’une identité subie et victimisée en une identité revendiquée et valorisée, qui ne permet pas de dépasser la « race ». Tout le propos de Léonora Miano est construit sur ce renversement ;  il s’agit là d’« identités meurtrières », pour reprendre le titre d’un essai d’Amin Maalouf, publié chez Grasset en 1998, qui prétendent se bâtir sur le meurtre symbolique de l’autre. Comme l’énonce la strasbourgeoise femme de lettre franco-sénégalaise Fatou Diome : « La rengaine sur la colonisation et l’esclavage est devenue un fonds de commerce ».

 

Toutefois, si l’ardeur iconoclaste qui a saisi les justiciers projetant de déboulonner les statues de certains personnages historiques, de débaptiser des lieux publics ou de changer des noms de rues peut paraître vaine, de telles initiatives - qui reviennent aux élus et aux gouvernants -contreviennent aux principes républicains. Mais, surtout, « il est néfaste de s’abandonner à un danger majeur que les historiens connaissent bien. Il s’agit de l’anachronisme ». C’est ce qu’écrivent, dans ce même Monde du 25 juin, cinq historiens de renom : Jean-Noël Jeanneney, Mona Ozouf, Maurice Sartre, Annie Sartre et Michel Winock, dans une tribune intitulée L’anachronisme est un péché contre l’intelligence du passé. « Cette faute consiste à plaquer sur les personnages d’autrefois un jugement rétrospectif d’autant plus péremptoire qu’il est irresponsable ». Pour ces historiens, il revient à ceux qui ont en charge la pédagogie républicaine, « non pas de faire passer l’histoire sous le rabot uniforme d’une déploration rétrospective, mais remettre tout dans son contexte, expliquer, expliquer, expliquer ».

 

A l’heure où se développe dans notre pays un penchant marqué pour le complotisme, autrement dit pour la paranoïa, la lecture anachronique du passé participe de l’ère de la défiance dans laquelle nous sommes entrés. La haine y trouve de quoi être généreusement alimentée.

Un sondage de janvier 2019, publié par Le Magazine Littéraire, indiquait que, pour 64% des Français, la France pourrait prendre le chemin d’une société dominée par la haine. Selon ce même sondage, seuls 46% des Français trouvaient inacceptables les violences commises par les gilets jaunes. 

En excluant la raison de l’espace public, la haine et les discours violents portés contre ceux qui incarnent une différence, c’est-à-dire chacun d’entre nous, ne sont-ils pas en train de saper les fondements de notre démocratie ? 

 

 

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