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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

« Une physique du mot »

Publié le 24 Mars 2016 par Jean Mirguet in Langage

Motérialité
Motérialité

Lu ce bref passage écrit par Kenneth White dans La Route bleue (1983) où il conte son voyage au Labrador, un pays quasi mythique dont il rêve depuis longtemps et où il va confronter le rêve à la réalité.

Dans ce récit initiatique, le voyageur se confronte aux changements de la notion et de la sensation du « soi-même », au fur et à mesure qu’il approche du Nord.

Arrivé à Schefferville, ville minière en plein cœur de la péninsule du Labrador, « un endroit rouge et cru (…) partout de la boue rouge, de la poussière rouge. Les restes d’une violation brutale », il se demande ce qu’il est venu faire ici et répond : « Disons : des méditations géomentales ».

Il cite alors Mishima dont il vient de lire l’essai autobiographique intitulé Le Soleil et l’acier (1973) qui relate sa découverte tardive de la vie du corps et, par elle, une vie nouvelle de l’esprit. Mishima invente avec ce titre ce qu'il a appelé la critique confidentielle : "J'y vois un genre crépusculaire à mi-chemin entre la nuit des confessions et le grand jour de la critique. Le "je" qui va m'occuper ne sera pas le "je" qui se rapporte strictement à l'histoire de ma personne, mais autre chose, ce qui reste après que tous les autres mots que j'ai proférés ont fait retour en moi, quelque chose qui ne se rapporte ni ne fait retour à moi-même (…) Réfléchissant à la nature de ce « Je », je fus amené à conclure que le « je » en question correspondait très précisément à l’espace que j’occupais physiquement… ». Prolongeant Mishima, Kenneth White indique que « c’est ce sens spatial du moi que j’essaye de développer ici, sur le plateau du Labrador ».

Il poursuit avec le souvenir d’un autre livre, La Steppe. Histoire d’un voyage, une nouvelle de Tchekhov : « La vie en territoire inconnu, sans refuge, sans repères. La fraîcheur d’images surgies tout droit de la terre. Ici, pas de style, quelque chose comme une physique, une physique de l’esprit, une physique du mot. Pas de discours fadasse charriant des mondes morts. Quelque chose qui va plus loin, qui vous relie à l’univers ».

Comment ne pas entendre dans la lecture de ces lignes que cet « autre chose » qu’évoque Mishima ou cette « physique du mot » à quoi fait référence White sont dans un rapport de voisinage avec la rencontre entre les mots et le corps, avec la matérialité des mots dont Lacan a rendu compte en forgeant le terme de motérialisme pour dire la matière de l’inconscient, soit ce qui de l’équivoque de la langue résonne dans le corps : « C’est dans la rencontre de ces mots avec le corps que quelque chose se dessine ».

Ce n’est plus le langage comme instrument de communication dont il s’agit ; c’est le signifiant pris dans sa sonorité et sa matérialité.

Le matérialisme du mot se rapporte à ce qui reste en dehors du sens dans le mot, à savoir les lettres ou, dans le vocabulaire de Kenneth White, « la physique du mot ».

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