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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

Terra Nova, n’oubliez pas ce que parler veut dire !

Publié le 25 Mars 2014 par Jean Mirguet in Clinique et pratique en institution

Le collectif PasdeOdeconduite critique le rapport du think tank Terra Nova sur la lutte contre les inégalités dans les crèches. Si les praticiens relèvent « l'intention louable de favoriser la future réussite scolaire des tout-petits », notamment par le développement du langage, ils s'inquiètent des effets anxiogènes d'une sur-stimulation selon un modèle-type qui minimiserait les vertus éducatives du jeu et l'individualité de chaque enfant.

C’est dans ce contexte que Mediapart publie une lettre ouverte de Sylviane Giampino, psychologue petite enfance et psychanalyste, Bernard Golse, pédopsychiatre, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, chef de service au CHU Necker, Paris, Evelyne Lenoble, pédopsychiatre, responsable de l’Uppea-CRTLA (centre référent pour les troubles du langage et des apprentissages), hôpital Sainte-Anne, Paris, Anne Masson, orthophoniste et Pierre Suesser, pédiatre en protection maternelle et infantile.

Qui ne souscrirait à l'objectif de lutter contre les inégalités sociales dès la crèche ? Et à celui d'offrir le cadre le plus propice au développement et à l'éveil des tout petits ? S'il y a accord entre le collectif Pasde0deconduite et Terra Nova sur le but, le propos du rapport La lutte contre les inégalités commence dans les crèches (janvier 2014) de Terra Nova interroge les praticiens de la prévention et ceux qui accompagnent les enfants en difficulté dans leur développement : sur quels constats s'appuie-t-il, quels moyens se fixe-t-il pour y parvenir ? Nos crèches auraient surtout, à le lire, des préoccupations sanitaires et de sécurité, à la rigueur de développement affectif et de sociabilité, mais pas d'éducation ? Et de poser comme indication que les tout-petits « ont besoin d'être stimulés de manière méthodique pour leur développement » : illustration, il faudrait « faire de tout moment de la journée ou de toute activité une occasion de stimulation linguistique » et, à propos de la lecture de livres aux tout-petits, « l'adulte ne raconte pas une histoire, il sollicite l'enfant ».

L'éducation serait absente des objectifs actuels des crèches ? Les textes officiels sont pourtant là qui prévoient que les établissements « contribuent à l'éducation [des enfants accueillis] ». Mais surtout, comment Terra Nova peut-il ignorer le profond mouvement initié dès les années 70 qui a métamorphosé les crèches, de lieux de garde en lieux d'accueil, ouverts à toutes les nouvelles approches pédagogiques et psychologiques pour accueillir et accompagner les jeunes enfants, suivant les travaux de Myriam David, Geneviève Appell, Françoise Dolto, Hubert Montagner, et tant d'autres ? S'agirait-il, par un argument d'autorité, d'imposer un modèle-type au détriment d'une diversité d'expériences, en misant sur la « systématisation et capitalisation des bonnes pratiques qui permet leur transposition » à partir des « expériences qui ont fait leurs preuves et qui méritent d'être généralisées » ?

Ainsi le développement langagier mobilise, à juste titre, les auteurs du rapport. Ils mettent en avant « Parler bambin », programme de « stimulation linguistique » qui prévoit notamment d'organiser des ateliers-langage destinés à des « parleurs tardifs » repérés dès 24 mois. Selon les promoteurs de « Parler bambin », « l'acquisition de langage dépend principalement des inputs de langage simplifiés et adaptés fournis par les adultes ». L'entrée dans le langage reposerait donc sur une stimulation externe, plutôt que de prendre source dans le désir mutuel de relation entre l'adulte et l'enfant. « Une évaluation scientifique rigoureuse » a montré, nous apprend le rapport de Terra Nova, que le niveau de langage des enfants concernés a significativement progressé, pour l'étendue du vocabulaire, l'usage grammatical et la longueur moyenne des phrases. Pourtant le rapport omet de préciser ce qu'en toute rigueur les chercheurs qui ont élaboré la méthode ont publié : on ne retrouve ces progrès ni « en langage spontané » ni « dans une situation où ces acquisitions ne sont pas sollicitées, requises ou pas attendues », c'est-à-dire à la maison. Et que dire, alors que l'objectif de « Haute qualité éducative » des crèches est abondamment invoqué, des deux seules demi-journées de formation « théorique et pratique » offertes aux professionnels, en « psychologie développementale et sociologie » ?

Comment s'étonner des limites de ce programme, sachant qu'entrer dans le langage et la parole c'est avant tout, à partir des premiers échanges dans la langue maternelle, entrer en relation bien plus que procéder à la simple désignation d'actions ou d'objets ? Le langage ne véhicule pas seulement l'information, il n'est pas uniquement outil technique de communication mais il exprime les premières représentations qui permettront à l'enfant de développer sa subjectivité naissante et ses capacités de symbolisation. L'enfant apprend à parler en partageant avec les autres enfants et les adultes du plaisir – ou du déplaisir –, s'appuyant sur les supports langagiers divers qui véhiculent affection, sens, humour, images, sentiments, comme par exemple la peur, la jalousie... Sont minimisées dans le rapport les vertus éducatives du jeu, du chant, des comptines, de la poésie, du rire..., où l'acquisition de mots se fait au travers du désir de relation avec l'autre. Les praticiens de la petite enfance s'interrogent à cet égard sur le risque de trop pédagogiser l'entrée dans le langage, et de cibler uniquement chez certains enfants d'éventuelles difficultés de langage, là où il y a surtout intérêt à soutenir des environnements globalement sécures, matériellement et affectivement, pour ces enfants et leurs familles.

Le développement d'un enfant est un ensemble. Une approche prévenante de la prévention met également en garde contre les pratiques de sur-stimulation précoce, visant prématurément l'acquisition de conduites langagières ou comportementales adaptatives : l'intention louable de favoriser la future réussite scolaire des tout-petits, maintes fois exprimée dans le rapport, passe ici par une pression sur des enfants encore petits. Les effets pathogènes de cette précipitation auxquels s’ajoutent les effets anxiogènes de ces évaluations se transmettent en cascade, des professionnels sur les parents et les enfants, des parents sur les professionnels, et viennent parasiter la relation des enfants à leur entourage familial et social. La petite enfance est caractérisée par une porosité et une réactivité très spécifique aux paroles et attentes des adultes, aux comparaisons avec les autres enfants. Se sentir mesuré inquiète les enfants, qui peuvent réagir par de l’agitation ou de l’inhibition ou par une peur de décevoir et une insécurisation face à ceux qui devraient les rassurer.

Ne frise-t-on pas un formatage éducatif obsessionnel en termes de pré-apprentissages scolaires, lorsqu'il est proposé aux parents de « répliquer à la maison les exercices », anticipant inconsciemment les séances douloureuses des futurs devoirs après l'école ? Ne prend-on pas le chemin d'une standardisation hasardeuse des pratiques d'accueil du tout petit, avec cette volonté affichée de « répliquer » urbi et orbi des programmes dont « l'efficacité scientifique » est évoquée avec bien plus de prudence par leurs initiateurs que par les responsables politiques qui s'en font les hérauts. N'expose-t-on pas les tout-petits au risque d'une réification performative du langage, pourtant fondateur de notre humanité dès la petite enfance, en ignorant ce que parler veut dire ?

Nous voici ramenés aux écueils entre lesquels nous naviguons pour l'accueil des tout-petits : nous voulons à la fois leur offrir l'environnement riche et stimulant permettant aux capacités formidables du tout petit de s'épanouir, et en même temps nous savons que l'anxiété de l'avenir dans la société actuelle pousse à toujours plus de sur-stimulation précoce, au risque de fabriquer des « hyperactifs », à un âge où l'hétérogénéité des parcours de développement est très importante. C'est-à-dire qu'il nous faut savoir à la fois repérer les enfants qui sont sévèrement entravés dans leur développement pour leur apporter toute l'aide nécessaire, mais aussi savoir respecter les rythmes individuels avec leurs à-coups, car la psychologie du développement nous enseigne qu'un certain zèle préventif face des perturbations passagères peut être contre productif.

Quelles pistes alors pour lutter contre les inégalités sociales dans les crèches ? Certainement promouvoir un haut degré de qualification des professionnels dans les domaines pédagogique, psychologique et somatique du développement des jeunes enfants. Mais aussi améliorer les taux d'encadrement et diminuer la taille des groupes d'enfants. Deux mesures favorables à la prise en compte professionnalisée de chaque enfant dans son individualité, base pour assurer un accompagnement sécure de son développement psychique et cognitif, qui profite à tous mais particulièrement aux enfants vivant dans des milieux socialement défavorisés. Egalement élargir et faire appliquer les dispositions spécifiques de la législation existante qui permettent de réserver des places en crèche aux enfants dont les parents sont engagés dans un parcours d'insertion sociale et professionnelle ou dont les ressources sont modestes. Le gouvernement élabore actuellement une réforme du décret dit « Morano », il a donc l'occasion de reprendre ces propositions à son compte.

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