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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

Vivre sa « Meilleure vie » avec Coralie Garandeau

Publié le 28 Janvier 2024 par Jean Mirguet in Littérature

Le décor : l’étang de Berre, le deuxième plus vaste lac salé d’Europe, une petite mer intérieure reliée à la Méditerranée par un canal, bordé par l’immense site de l’ancienne raffinerie de pétrole TotalEnergies, surplombé par la carrière des Boutiers où le calcaire est transformé en blocs pour les digues du port ou en sable pour la construction. Le quartier de La Mède qui, sous les torches de la raffinerie, ne respire pas l’air du large, au contraire.

Et, au sein de ce paysage industriel, une villa des années 80, « camp de base » de l’association Wings of the Ocean que Coralie Garandeau rejoint durant un mois. Elle y retrouve une communauté d’une vingtaine de joyeux et enthousiastes militants, à l’énergie contagieuse, engagés dans des actions de dépollution du littoral. Un peu plus loin, amarrés le long de l’unique quai du port de la Mède,  attendent les bateaux-dortoirs des bénévoles.

Mais « qu’est-ce que je fais là au juste ? », se demande la journaliste, bien qu’elle sache vouloir s’engager pour la cause qui lui tient à cœur, être prête à répondre à l’urgence climatique.

D’emblée, puisqu’elle est journaliste, il lui est proposé d’intégrer le pôle investigation mais un questionnement la taraude et qui ne la lâchera plus : comment concilier son éthique de journaliste indépendante et l’engagement militant ? Est-elle capable de tout lâcher pour suivre un mouvement auquel elle croit ? L’idée de « passer de l’autre côté, d’arracher son étiquette et rejoindre ceux qui dansent » est palpitante. Se dépouiller d’une partie de ce qui l’identifie, sortir de sa zone de confort et ne pas céder sur son désir ? Ce n’est pas si simple mais « vivre une expérience d’engagement de l’intérieur, pleinement, et sans distance ni contrainte », c’est là son désir, celui d’une femme courageuse, prête à tenter l’aventure en terre inconnue. Elle, ce qu’elle veut vivre, « c’est l’engagement désintéressé et la liberté », un terme que l’on retrouve  souvent au fil des pages.

Elle participe à son premier événement, la 46e opération de dépollution qui se déroule à la plage du Jaï, à Marignane : ramassage des déchets qui, pour la plupart d’entre eux, sont du polystyrène et des morceaux de plastique, le matériau roi de la grande consommation.

Puis, c’est la découverte du Kraken qui vient d’être amarré au beau milieu du Vieux Port de Marseille, à l’occasion du Congrès mondial de la nature. Cet ancien chalutier reconverti en trois-mâts, symbole de l’association Wings of the Ocean, va « servir d’appât pour attirer donateurs, journalistes et bienfaiteurs ». Maud, la responsable de la communication de Wings, lui lâche dans un souffle que, comme d’autres, sa rencontre avec ce bateau mythique l’a conduit à laisser tomber des projets en cours : « Tu te laisses grignoter par la cause qui te motive. Je suis loin d’être la seule à avoir vécu ça chez Wings ! Fais gaffe, ça pourrait t’arriver à toi aussi ! Le journalisme, c’est comme la com, c’est bien, à condition d’en sortir ! ».

Notre héroïne acquiesce … manifestement, la petite graine de l’engagement a commencé a germé. Mais à quoi cet embryon va-t-il donner naissance ?

Elle est enthousiasmée par la première « Fashion Wings » qui se déroule un samedi après-midi en plein Vieux Port de Marseille. Il s’agit d’un faux défilé de mode en forme de flashmob, à l’humour décalé, qui dénonce sans culpabiliser.

Au fil de son récit, elle nous fait découvrir plusieurs des bénévoles : parmi eux, Julien qui dirige l’association et dont la personnalité, écrit l’auteure, suscite autant de commentaires positifs que caustiques. Son personnage fascine. Ayant, selon ses dires, une propension à se mettre « dans un déséquilibre vers l’avant », le directeur de Wings est un électron libre qui s’éprend des bateaux comme des gens, sur un coup de tête, n’est jamais là où on l’attend, toujours occupé à déployer l’association un peu plus loin. « Il a cette capacité », témoigne Salomé, à faire confiance, et faire sentir aux gens qu’ils sont chez lui chez eux », il sait mettre à l’aise et se rendre disponible à chacun.

Victor, qui dit vivre sa meilleure vie, est le photographe du Kraken et responsable de la communication de l’association.

Il y a Justine, la cheffe de projet, qui anime avec virtuosité le briefing quotidien.

Augustin, diplômé d’HEC, est également chef de projet.

Quant à Vincent, il est passé d’un ancien travail dans l’évènementiel  à la préparation de la manifestation de fin de mission de l’étang de Berre.

De son côté, Rosalie, l’ex assistante sociale, après avoir mené des actions de choc, est arrivée à Wings pour participer à des combats plus apaisés. Pour elle, « tout le monde en venant ici se trouve à la croisée des chemins et vient chercher des expériences différentes. Au final, ils éprouvent tous cette sensation d’être au bon endroit, au bon moment et avec les bonnes personnes ».

Loïc, le cuisinier, a, pour sa part,  besoin d’alterner le militantisme doux de Wings et l’activisme de terrain comme le blocage de bateaux de pêche au cours desquels on risque sa vie.

Er puis, il y a les nombreux couples qui naissent au sein de l’association : Quentin et Marie, à l’origine de la mission de l’étang de Berre, Julie et Victor les responsables du Kraken, Tom et Ninon « les perdreaux de l’été ». « Un vrai love boat, écrit l’auteure, comme dans La croisière s’amuse ».

De ses rencontres avec ces aventuriers qu’elle admire, Coralie Garandeau confie qu’elle en ressort un peu ivre.  Reste qu’elle n’est pas dupe de cet enchantement car, au fond d’elle, un doute subsiste : a-t-elle misé sur le bon cheval ?

Le type de bénévolat adopté par l’association Wings of the Ocean s’apparente à celui des woofers qui, en échange d’un travail, sont nourris, logés, blanchis par la communauté qui les accueille. L’association salarie également quelques personnes mais il n’y a pas de différence notable entre bénévolat et salariat puisque ce sont les compétences transversales des uns et des autres qui sont valorisées, générant une mixité sociale entre intermittents activistes et jeunes diplômés à l’orée de leur carrière.

Le dossier de presse de Wings mentionne que l’association est « un centre de rencontre où sont partagées des inquiétudes et des solutions et idées vis-à-vis de la crise environnementale. Ce partage se matérialise dans des actions concrètes et collaboratives, créant une communauté de personnes engagées ».

Chemin faisant, Coralie Garandeau nous apprend, grâce à Kay, que pendant longtemps, on a beaucoup trié en espérant que plastiques mous et plastiques durs pourraient être revalorisés avant de découvrir que certains déchets n’étaient pas recyclables. Seul espoir les concernant : la réutilisation, matériau par matériau. C’est ainsi qu’une société montpelliéraine récupère des bouteilles transparentes pour fabriquer des planches de surf éco-conçues, que le plastique dur est récupéré pour en faire du carburant, que les bouchons en plastique retrouvent une nouvelle vie en devenant des bijoux, etc …sachant que, selon la chercheuse Nathalie Gontard, « recycler 100% de nos plastiques à l’infini et faire ainsi disparaître nos déchets est une illusion ». Il y a une énorme supercherie consistant à faire croire aux consommateurs que les produits siglés avec les deux flèches vertes imbriquées sont recyclables : argument de vente des fabricants particulièrement trompeur.

Pour pouvoir vivre, l’association a besoin d’argent donc de sponsors qui apportent des financements mais peut-on choisir par qui on est financés ? Reste-t-on purs en acceptant ces partenariats ? Ces questions  qui agitent l’association sont également celles auxquelles sont confrontés les acteurs de l’environnement, des ONG aux chercheurs, soutenus par les gouvernements et les entreprises. Le directeur de l’association en est conscient : la kyrielle d’entreprises sponsors (Louis Vuitton, Nutella, Heineken, Veolia, etc…) ne donnent pas toujours une note d’irréprochabilité, ce dont risquent de se saisir tous ceux qui vont les traiter de faux écolos vendus à tel pétrolier ou telle marque de grande distribution.

Alors que la fin de l’aventure se profile et que le retour à la vie « normale » se fait jour, la journaliste  fait part de son trouble né de la sensation d’avoir deux vies parallèles, impression largement partagée par la plupart des participants car l’expérience cristallise des questionnements et divise voire déchire chacun, entre l’engagement bénévole et le retour à la vie « d’avant ». La question « tu vas faire quoi ? » est dans toutes les têtes … à chacun une ébauche de réponse.

Manifestement, cette expérience immersive que toutes et tous ont vécu les a transformé et les a invité à interroger leurs choix de vie tout en provoquant maints remaniements subjectifs.

Cette chronique passionnante, à la fois drôle et sérieuse, très agréable à lire nous fait à notre tour artisan des actions, dans les petites victoires comme dans les défaites et nous confronte à la question essentielle de l’engagement dans son rapport à la cause écologique.

Comme chacun des protagonistes de ce livre, comme après une grand voyage, le lecteur reprend sa route singulière, toujours habité voire renforcé dans ses convictions écologiques.

La meilleure vie, Coralie Garandeau, Bayard Editions, 2024.

 

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