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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

litterature

James Ellroy, inventeur d’une langue

Publié le 15 Avril 2014 par Jean Mirguet dans Littérature

Dans sa livraison d’avril, la revue Numéro emprunte les chemins qui, hors des sentiers battus, sillonnent Los Angeles, la Cité des Anges, terre promise à la création mais terre essentiellement fragile. Dans cette ville intense où, à chaque instant, un tremblement de terre peut venir disloquer le bleu du ciel, le vert des pelouses, l’ocre des montagnes, la pulsation de la vie reste d’une vulnérabilité absolue.

James Ellroy est à l’image de cette ville qui l’a vu naître et où il vit toujours. On connaît l’obsession de l’écrivain pour les années 50 qui virent se commettre le meurtre de sa mère et qui le conduisirent à publier une série de romans noirs, depuis Le Dahlia noir jusqu’à la trilogie Underworld USA.

Dans son dernier ouvrage Extorsion (publié en France aux éditions Rivages), Ellroy met en scène au purgatoire Freddy Otash, l’ancien flic véreux devenu détective privé, maître chanteur et proxénète. Torturé par ses anciennes victimes (les stars d'Hollywood, Marilyn Monroe, Montgomery Clift, Ava Gardner...), il doit confesser ses péchés pour obtenir une remise de peine lui permettant de passer "au nuage supérieur". Il sollicite donc l’aide d’un "plumitif nommé Ellroy" qui va nous raconter dans le moindre détail son parcours pervers et cupide.

 

A Los Angeles, la journaliste Coralie Garandeau et le photographe Olivier Mirguet ont rencontré l’écrivain chez Victor’s Square, un vieux restaurant proche de Sunset Boulevard, dont il est un habitué.

Fred Otash a réellement existé, leur confie-t-il. « Un sale type » qu'il a, toutefois, toujours apprécié. Il faisait chanter les stars homosexuelles et encaissait des pots de vin des patrons de studios. En l’installant au purgatoire, l’écrivain choisit de porter un regard ironique sur l’Amérique des années 50.

Otash travaillait pour Confidential, une feuille de chou de la presse à scandale qui publiait des ragots sur les stars hollywoodiennes, les politiques et les mondains, en racontant leurs aventures sexuelles.

Tout ce qui est raconté dans le livre est quasiment inventé, dit Ellroy qui avoue ne pas vraiment vivre dans le monde d’aujourd’hui.

Quand la journaliste lui demande ce qui l’a animé en écrivant Extorsion, il répond que, fasciné par les ragots du Hollywood de ces années-là, il voulait faire entendre « tout l’excès contenu dans les allusions racistes, les allitérations, le rire gras du patois américain de l’époque ». Se décrivant comme quelqu’un du passé (il l’était déjà quand il avait 8ans, dit-il), il veut réécrire l’histoire américaine et celle de Los Angeles à partir de ce qu’il a vécu, pour divertir les gens en les connectant à une autre époque.

L.A, sa ville, est, ajoute-t-il, « un endroit extraordinaire où je reviens toujours et où mes femmes demandent le divorce. Je n’ai aucun autre endroit où aller ».

 

Dans sa revue de presse (Le Monde du 3 avril 2014), Macha Séry écrit que le plus savoureux dans ce roman est moins la quantité d'anecdotes salaces - réelles ou fictives - rapportées sur les célébrités d'Hollywood que l'autodérision fanfaronne qu'Ellroy manifeste quand il se met ridiculement en scène. Par la voix de ce flic pourri, il dévoile l'un des secrets de son style : " l'allitération et les insultes inventives ".

Le  style Ellroy est, en effet, celui du parler de la rue où circule le langage de la diffamation et de la calomnie, que l’écrivain dit adorer. Mais c’est aussi, et peut-être surtout, un style dont la narration est « ma seule langue morale », écrit-il dans Ma part d’ombre, texte autobiographique dans lequel il donne à saisir une articulation possible entre son œuvre littéraire et le chaos dans lequel il a été plongé (délinquance, toxicomanie) et que son écriture tente de traiter.

Pour la psychanalyste Marie-Hélène Brousse (La Cause freudienne, n°39), Ellroy a essayé de se faire un nom dans la délinquance ; elle explique, qu’embarqué dans une logique autodestructrice, il essaye de s’en extraire en s’appuyant sur le langage, la narration (qui passe par la fiction). Ils lui permettent de mettre à distance l’envahissement par des modes de jouissance morbide tout en laissant surgir des moments de jouissance qui constituent l’effraction du réel dans le texte.

C’est ainsi qu’en inventant une langue, Ellroy se choisit un nom et réussit à construire, avec son écriture singulière, une solution qui lui permettra d’échapper à l’enfermement dans la folie.

« Je ne savais pas (en cet été 1965, année des émeutes à L.A), écrira-t-il, que raconter des histoires était ma seule véritable voie ».

 

 

James Ellroy, inventeur d’une langue
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Mississippi : le bayou au cinéma et "La conjuration des imbéciles"  de J.K. Toole

Publié le 25 Novembre 2013 par Jean Mirguet dans Cinéma, Littérature

De Nevada Smith en 1966 aux Bêtes du Sud sauvage qui reçut la Caméra d'or en 2012, l'imaginaire du bayou n'a cessé d'inspirer le cinéma. 
Retour sur ce paysage américain singulier qui regorge d’histoires extraordinaires.

Puis, à 14’50 du début de l’émission, regard sur La conjuration des imbéciles de J.K. Toole, un livre déjanté qui raconte l'aventure de Ignatius Reilly, un garçon odieux, génie et abruti complet qui se débat dans la Nouvelle-Orléans. Visite de la Nouvelle-Orléans dans les pas d’Ignatius, avec Joe Sanford qui a réalisé un documentaire sur la vie de Kennedy Toole.

Deux sujets d’Olivier Mirguet pour Personne ne bouge, Arte.

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Certaines n’avaient jamais vu la mer

Publié le 23 Décembre 2012 par Jean Mirguet dans Littérature

Dans son dernier roman, couronné cet automne par leJO prix Fémina Etranger, Certaines n’avaient jamais vu la mer, Julie Otsuka raconte les visages, les voix, les images, les vies des jeunes filles japonaises – nous étions presque toutes vierges - qui, au début du XXe siècle, quittèrent leur pays pour épouser, aux Etats-Unis, un mari, immigré japonais, dont elles n'avaient que la photo. Il devait leur offrir une vie meilleure.

Bouleversante prosodie écrite à la première personne du pluriel, son roman est bâti comme un chant incantatoire et interprété par un chœur de femmes dont les voix scandent les multiples vies d’exilées.

Sur le bateau nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assises sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important. Une jeune fille doit se fondre dans le décor : elle doit être là sans qu’on la remarque.

Elles n’avaient jamais imaginé qu’en voyant leur mari pour la première fois, elles n’auraient aucune idée de qui il était, que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux, qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies.

Après la première nuit de noces durant laquelle, les  nouveaux maris nous ont prises à la hâte ... dans le calme ... avec douceur et fermeté ... gourmandise, voracité ... dans la violence, elles se retrouvent dans des campements de fortune, à la lisière des villes des Blancs, dans leurs vallées brûlantes et poussiéreuses. Elles triment dans les champs, à la cueillette des fraises, du raisin, au tri des haricots verts, à l’arrachage des pommes de terre.

On les a mises en garde contre les Blancs : ne t’approche pas d’eux (...) N’oublie pas de les mettre à l’aise. Sois humble. Polie. Montre-toi toujours prête à faire plaisir (...) Vaque à tout ce qu’on te demande. Mieux encore, ne dis rien du tout. A présent tu appartiens à la catégorie des invisibles.

Puis des enfants naissent. Tous ne survivront pas car à la campagne, nous les perdions jeunes. A l’école, ils restent assis au fond de la classe, dans leurs vêtements faits maison, au côté des Mexicains, parlant d’une petite voix timide ou chuchotant entre eux dans cette langue secrète et honteuse. Peut-être deviennent-ils même des étrangers car un par un les mots anciens que nous leur avions enseignés disparaissaient de leur tête (...) Mais quand nous les entendions parler dans leur sommeil, les mots qui sortaient de leur bouche - nous en étions certaines – étaient japonais.

Arrive la guerre et les rumeurs de listes. Au lendemain de l’attaque de Pearl Harbor, tout Japonais devient suspect, espion et traître en puissance. Du jour au lendemain, nos voisins se sont mis à nous regarder différemment (...) Et nos maris avaient beau nous avoir prévenues malgré tout – Ils ont peur -, nous n’étions pas préparées à cela. A nous retrouver soudain à la place de l’ennemi.

 

Julie Otsuka raconte superbement la montée de la haine et de la xénophobie à l’endroit des Japonais, qu’ils aient été citoyens américains ou étrangers en situation régulière. L’opinion publique et les politiques gouvernementales autorisèrent, sans susciter grande protestation, l’abrogation de leurs droits civiques. Puis la décision fut prise de les chasser de chez eux et de les interner dans des camps entourés de barbelés et surveillés par des miradors, situés dans des endroits isolés aux conditions climatiques dures, en Californie, dans le Wyoming, en Idaho, en Utah, en Arizona, en Arkansas et au Colorado. Bien qu’un grand nombre d’entre eux fussent installés aux Etats-Unis depuis longtemps, ils se virent refuser le droit d’obtenir la citoyenneté américaine et de devenir propriétaires de biens immobiliers.

Des hommes disparaissaient, tout le monde était sommé de se présenter à la police.

Quand vint le temps de la déportation, le « dernier jour », des dizaines de milliers de personnes furent « déplacées » pour la seule et unique raison de leur race et de leur origine ethnique.

Dans un dernier chapitre, Julie Otsuka donne la parole aux Américains qui, tels des Candides, découvrent la disparition de leurs anciens voisins : les Japonais ont disparu de notre ville (...) Chaque jour qui passe fait pâlir les affiches sur les poteaux téléphoniques. Et puis, un matin, il n’en reste plus une seule, et pendant un moment la ville se sent étrangement nue, et c’est comme si les Japonais n’avaient jamais existé (...) Les Japonais nous ont quittés et nous ignorons où ils sont (...) Certains jours nous oublions qu’ils étaient parmi nous, même s’ils resurgissent souvent tard le soir, à l’improviste, dans nos rêves.

Mais  tout ce que nous savons c’est que les Japonais sont là-bas quelque part dans tel ou tel lieu, et que nous ne les reverrons sans doute jamais plus en ce bas monde.

 

En 1988, le gouvernement des États-Unis présenta des excuses officielles aux anciens détenus et offrit des réparations limitées aux survivants.

Aujourd’hui, le Japanese American National Museum de Los Angeles, affilié au National Center for the Preservation of Democracy, créé pour promouvoir les principes de la démocratie et la participation citoyenne, se consacre à la connaissance de l’histoire de la communauté nippo-américaine.

Ce musée a été initialement hébergé dans le temple bouddhiste Nishi Hongwanji dans le quartier de Little Tokyo, le centre dynamique de la communauté nippo-américaine de Los Angeles. En 1942, ce temple fut désigné comme point de rassemblement des milliers de citoyens américains d’origine japonaise avant leur déportation. Il servit ensuite de lieu d’entrepôt des biens des Nippo-Américains déportés, avant de faire fonction d’hôtel à leur retour à Los Angeles.
Il redevint un lieu de culte en 1945.

 

Au début de cette année, alors que nous visitions ce musée, nous eûmes la chance, Marie-Ange et moi, de discuter avec un vieux monsieur, qui gardait la salle où étaient exposés des objets de la vie quotidienne des américano-japonais dans les camps. Il nous guida vers une carte et pointa son doigt sur une ville qui nous était familière puisqu’il s’agissait de Bruyères dans les Vosges. Il nous apprit qu’un monument représentant l'île d’Hawaii y avait été érigé en souvenir de la libération de la ville et de l'épopée du 100/442ème Régiment de Combat des Etats-unis, composé d’Américains d'origine Japonaise, initialement déportés en camps de concentration aux USA et qui se portèrent volontaires pour combattre pour la liberté, alors que leurs proches en étaient privés par leur propre gouvernement. 800 Nisei – Américains d’origine japonaise - y perdirent la vie, dont un cousin de notre guide. Cette unité devint l'Unité la plus décorée de l'Histoire de l'Armée des USA après la Bataille de Bruyères-en-Vosges, considérée comme l’une des dix plus importantes de l'Histoire des USA.

 

 

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Quand l'empereur était un dieu

Publié le 21 Décembre 2012 par Jean Mirguet dans Littérature

JO Qd l'empereur...Dimanche 7 décembre 1941, 8 h 15, la flotte de guerre américaine du Pacifique, stationnée à Pearl Harbor, est attaquée par l’aviation japonaise. Quelques mois plus tard, au printemps 1942, 110000 américains d’origine japonaise, soupçonnés d'être des ennemis des Etats-Unis, sont arrêtés et déportés par le F.B.I. dans une dizaine de camps de concentration répartis dans l’Ouest et le centre du territoire américain, jusqu'à l'été 1945.

Cet épisode, tragique et longtemps méconnu de l’histoire des Etats-Unis, fait la toile de fond du roman de Julie Otsuka, Quand l’empereur était un dieu, publié il y a 10 ans. Elle reprendra cet épisode dans son dernier roman paru cet automne, Certaines n’avaient jamais vu la mer. L’auteure est née en Californie, d'une mère américaine d'origine japonaise et d'un père japonais.

À Berkeley, sur la rive Est de la baie de San Francisco, l’ordre d’évacuation est placardé partout, sur les panneaux d’affichage, les arbres, au dos des bancs installés aux arrêts d’autobus, sur les poteaux téléphoniques. Demain, les enfants et elle s’en iraient. Elle ignorait où ils se rendaient, ou combien de temps ils seraient partis, ou encore qui habiterait la maison pendant leur absence. Elle savait seulement qu’ils devaient s’en aller demain (...) rejoindre le poste de contrôle administratif installé dans l’enceinte de la Première église congrégationniste de Channing Way. Puis ils épingleraient leur matricule sur le col, prendraient leurs valises et monteraient dans le car qui devait les emmener jusqu’à leur mystérieuse destination.

La destination du convoi sera le camp d’internement de Topaz, dans l’Utah, où la fille découvre des centaines de baraques en papier goudronné écrasées sous un soleil de plomb. Elle vit des poteaux téléphoniques et des clôtures de fil de fer barbelé. Elle vit des soldats. Et tout ce qui s’offrait à ses yeux, elle le contemplait au travers d’un voile de fine poussière blanche, qui jadis avait constitué le fond d’un ancien lac salé (...) Ils descendirent du car pour plonger dans la blancheur aveugle du désert.

Julie Otsuka avoue volontiers que son récit évoque de très près l’histoire de ses grands-parents, paisibles Californiens qui n'avaient aucune raison de cacher leur ascendance japonaise. Dénué de tout sentimentalisme, son roman est bouleversant. Il met en scène des personnages, dépouillés de tout : de leur maison, de leurs biens, de leur liberté, de leur foi en l'Amérique, de leur dignité. La seule chose que l'on n'a pas pu leur prendre : leur nom qu'ils étaient les seuls à connaître et que Julie Otsuka continue à taire puisqu’elle ne donne pas de nom à ses personnages, dont elle décrit, dans un style nu, épuré, presque glacé, le long et douloureux voyage vers le camp du désert.

Là où manque le nom, se dessine une place vide, équivalente à celle qu’affectionnait Paul Claudel (A travers la littérature japonaise) :  "Sur la page, la part la plus importante est toujours laissée au vide. Cet oiseau, cette branche d'arbre, ce poisson ne servent qu'à historier, qu'à localiser une absence où se complaît l'imagination". Si la langue poétique de la romancière produit du sens, ce n’est pas pour renvoyer à un autre sens mais pour renvoyer à une place vide, celle des Japonais-Américains déportés et, au-delà d’eux, à tous les peuples déportés.

Ce roman, écrit à la façon d’un haïku débordant les digues du sens. s'inscrit dans "un système symbolique inouï, entièrement dépris du nôtre", celui que Roland Barthes appelait le système Japon. Dans l’infime intervalle qui sépare le latent du manifeste, la romancière fait affleurer l’écho d’évidences qui, jusqu’alors, étaient restées larvées. C’est ainsi que, dans le convoi qui mène la mère et ses enfants de la douceur de la côte californienne à l’aridité du désert, s’opère un passage du cauchemar pas encore là à l’horreur déjà là.

 

Moi, je ne prends plus le train,

un train, c’est très malin,

Ça peut partir très loin,

ne plus te ramener demain...

Serge Smulevic

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Le Los Angeles de John Fante

Publié le 6 Février 2012 par Olivier Mirguet & Coralie Garandeau dans Littérature

Fante

Dans Personne ne bouge, revue culturelle diffusée sur Arte le 5 février, balade dans Los Angeles et Malibu avec Dan Fante, fils de l'écrivain John Fante.

http://videos.arte.tv/fr/videos/personne_ne_bouge_-6370596.html

(33ème minute de l'émission)

Réalisation Coralie Garandeau

Images Olivier Mirguet

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Voyous et aristocrates

Publié le 11 Janvier 2012 par Jean Mirguet dans Littérature

J’ai suivi le conseil de Sarkozy, j’ai lu le Limonov d’Emmanuel Carrère : formidable ! Ce livre est fascinant, autant du fait de Limonov lui-même que de la fascination qu’il exerce sur son biographe.

Limonov fait penser à Céline à moins qu’il ne soit une sorte de Bukowski soviétique voire un personnage à la John Fante.

Aucun d’eux n’est politiquement correct. Vivre dans la normalité n’est pas leur viatique. Fuyant comme la peste tout ce qui pourrait ressembler à un sentier battu, ils défendent des thèses provocatrices, perturbantes, choquantes. Dans un ricanement ininterrompu, ils ont systématiquement exclu de leur vie toute banalité.

L'année de ses 34 ans, Edouard Limonov passe le plus clair de son temps  dans une chambre d'hôtel miteuse de Broadway ; il ne connaît pratiquement personne à New York et il est trop pauvre pour aller faire la fête dans les clubs branchés du coin. Faute de mieux, il entame la rédaction de son Journal d'un raté, titre qui n’est pas sans faire écho au Souvenirs d’un pas grand chose de Bukowski.

La plupart des hommes avancent comme ils peuvent, pas après pas, en essayant de se débrouiller avec les embûches du réel. Mais Limonov veut davantage, il veut s’assurer qu’il est toujours bien vivant. Aussi, n’hésite-t-il pas à braver la mort ou à faire d’elle la compagne journalière de ses tribulations.

Contrairement au suicidaire qui prétend n’être sur terre que par la volonté d’un autre, il se soumet au sévère impératif consistant à demander à vivre. Il n’est pas si différent de Bukowski qui avouait que, dans le fond, c’est pour ça qu’il écrivait : « pour sauver ma peau, pour échapper à la maison de fous, à la rue, à moi-même (...) Plus je vieillis, plus je noircis de la copie tandis que la Grande Faucheuse m’entraîne dans une dernière valse », cette Grande Faucheuse avec laquelle il se prétendait copain comme cochon.

Le monde ennuyeux des normaux, le fade univers des bien-pensants et des vertueux ne fait pas partie de leur réalité : eux seront poète, clodo, alcoolo, hors-norme. Ils brûlent d’une vie d’exception, en dehors de la loi commune, non par narcissisme mais par amour pour le réel. S’avouer tels qu’ils sont, refuser de porter un masque : c’est comme ça qu’ils sont des bads guys, des mal-pensants, des voyous aristocrates.

Il y a toutefois une différence entre eux car si Limonov fréquente les diables plutôt que les saints, se toque de Karadzic, s’affiche avec Jirinovski et crache sur Soljenitsyne, Sakharov et Rostropovitch, c’est pour être là où ça barde, où il y a encore de la place pour ceux qui ne tiennent pas à être secourus. Alors que pour Bukowski, seule lui convient la solitude devant sa machine à écrire : « quand vous lâchez votre machine à écrire, vous lâchez votre fusil automatique, et les rats rappliquent aussitôt ».

Des égaux, des frères, Bukowski en comptait peu (Dostoïevski, Céline, Fante, Baudelaire, Kafka). Pourtant, Limonov aurait pu faire partie de sa famille, une famille de gosses fantasques, roublards, excessifs, christiques et nietzschéens à la fois, en quête de beauté, d'émotions, de sentiments jamais assez forts.

Aujourd’hui, face à la norme du bien-être collectif, des bonnes pratiques et de la bien-pensance, les écrivains, membres de cette famille, font figure de malades et on peut supposer que, bientôt, sera prononcée leur mise entre parenthèses pour atteinte aux bonnes mœurs (voir ce qui est arrivé récemment avec la défunte année Céline). Que comprendront alors les non-malades à Women, aux Contes de la folie ordinaire, à Pulp ou à Voyage au bout de la nuit ?

A un journaliste qui lui demandait si boire n’était pas une maladie, Bukowski répondit que respirer était une maladie. A Emmanuel Carrère qui lui demande comment il se voit vieillir, Limonov répond que c’est en Asie Centrale, dans des villes comme Samarcande ou Barnaoul qu’il se sent le mieux. Là-bas, il y a des mendiants qui, quand on leur jette une piécette sur le bout de velours placé devant eux, ne disent pas merci. « On ne sait pas ce qu’a été leur vie, on sait qu’ils finiront dans la fosse commune. Ils n’ont plus d’âge, plus de biens, à supposer qu’ils en aient jamais eu, c’est à peine s’il leur reste encore un nom. Ils ont largué toutes les amarres. Ce sont des loques. Ce sont des rois. »

 

Deux rendez-vous:

A voir vendredi 13 janvier dans 28 minutes, sur Arte, à 20h05, Olivier Mirguet part sur les traces de Bukowski à Los Angeles.

Le lundi 30 janvier à 17h30, à l’Opéra National de Lorraine à Nancy, Françoise Rossinot reçoit Emmanuel Carrère dans le cadre des Rencontres du Livre sur la Place.

 

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