
Alors qu’est célébré le quarantième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, de nouveaux murs se dressent, témoignant comme l’écrit Pierre Manent dans La Raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe (cité par Alain Finkielkraut dans son récent A la première personne) de « l’impénétrabilité réciproque des communautés humaines en dépit de la prodigieuse et toujours croissante facilité des communications » : choc des cultures à l’intérieur des communautés nationales.
Un climat de clivages s’est installé ces derniers mois, répandant son lot de divisions, d’excommunications, de rejets, de violence. Le dégagisme s’invite partout, qu’il soit celui des gilets jaunes ou celui de la volonté d’exclure la psychanalyse de la Cité.
En atteste le brûlot de la réalisatrice Sophie Robert qui, dans une tribune récente de L’Obs et du Figaro, soutenue par de nombreux signataires psy, instruit contre la psychanalyse un véritable procès idéologique, aux forts relents d’inquisition : est exigée l’interdiction de son enseignement à l’Université, de sa présence dans les hôpitaux, partout où elle constitue une orientation de travail … en somme, il faudrait épurer ces différents lieux de la référence à l’invention freudienne.
Procédés inquisitoriaux
La psychanalyse n’est pas la seule à souffrir de ces procédés inquisitoriaux qui « tentent de s’imposer insidieusement dans notre République, comme l’exprime Elisabeth Badinter, tournant le dos à celle-ci, visant explicitement le séparatisme voire la sécession ».
Il est aisé d’en établir une série :
- Déjà en 1988, le cinéma incendié à Saint-Michel par des intégristes catholiques en croisade contre La Dernière Tentation du Christ, de Martin Scorsese.
- Les attentats de 2015.
- En mars de cette année, une représentation des Suppliantes d’Eschyle, dont la mise en scène était signée d’un universitaire réputé, avait été annulée à la suite des menaces de groupes selon lesquels cette mise en scène était « colonialiste, afrophobe et raciste ». La pièce a été représentée sans problème deux mois plus tard dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne.
- En octobre, la Sorbonne suspendait un séminaire sur la radicalisation islamique, destiné à des fonctionnaires, des élus, des imams. Il était accusé par des associations islamistes et des syndicats gauchistes de professeurs et d’étudiants d’être une « stigmatisation des musulmans ».
- Le même mois, l’université de Bordeaux annulait une conférence de Sylviane Agacinski, opposée à la GPA, sur « l’être humain à l’époque de la reproductibilité technique ». Un communiqué, signé de Riposte Trans, Association des jeunes et étudiant-e-s LGBT de Bordeaux, Solidaires étudiant-e-s, Collectif étudiant-e-s anti-patriarcat, estimait que la conférencière était une « homophobe notoire » et menaçait de mettre tout en œuvre afin que cette conférence n’ait pas lieu. A la suite de nombreuses protestations, l’université annonçait fin octobre que cette conférence serait reprogrammée...
Comptables et responsables d’un domaine incessamment menacé
Dans une Tribune publiée dans Le Monde du 4 novembre, un collectif d’universitaires (dont Pierre Nora et Marcel Gauchet) indique que ces épisodes ne sont que les plus notoires parmi d’autres pressions plus insidieuses ou qui tentent d’imposer par la force leurs convictions militantes, dans la tradition des manoeuvres totalitaires du XXe siècle.
Les menées anti psychanalyse s’inscrivent dans cette logique des revendications identitaires et d’exclusion. Il serait vain de croire que, face à ce problème politique, les réactions légitimes d’indignation des psychanalystes auront le moindre effet car ce qui est en jeu aujourd’hui va bien au-delà de l’avenir de la psychanalyse et du devenir des psychanalystes.
Face à la multiplication des murs de censure, nous voici, psychanalystes et non-psychanalystes, tirés brutalement de notre sommeil et confrontés à la conscience d’être, selon Péguy, « les héritiers et les administrateurs comptables et responsables d’un domaine incessamment menacé ».
Alain Finkielkraut, dans le livre cité plus haut, l’écrit avec justesse : « L’identité dont nous nous sentons dépositaires n’est pas l’acceptation béate d’un déterminisme, c’est, dans la lignée de Péguy et, plus prés de nous, de Saint Exupéry, un certain arrangement qui demande d’autant plus de soin qu’il tient à un fil : « De ce que j’ai aimé, que restera-t-il ? » demande l’auteur de Terre des Hommes. Et il précise : « Autant que des Êtres, je parle des coutumes, des intonations irremplaçables, d’une certaine lumière spirituelle (…) ».
Le politiquement correct, une novlangue
Nostalgie du passé ? Mal du pays d’avant ? Mélancolie voire amertume de néo-conservateur ? On se tromperait en posant ce diagnostic car, à la vérité, il s’agit de l’inquiétude concernant la survivance de notre communauté historique d’appartenance qui voit certains de ses membres se prévaloir de l’autorité d’interdire et d’imposer ses croyances aux autres.
Cette pression s’exerce dans un contexte de passion de l’égalitarisme qui anime notre époque et qui se traduit dans le refus de toute forme de prééminence et d’élitisme, dans la négation de toute compétence spécialisée, dans le relativisme affirmé au nom des différences culturelles. Ce rejet des hiérarchies s’exprime dans la novlangue du Politiquement Correct dont Carlo Strenger, dans Le mépris civilisé, définit les principes fondamentaux : égalité en droit de toutes les cultures, de tous les systèmes de croyance, de tous les modes d’existence et interdiction par principe de critiquer d’autres cultures du point de vue moral ou épistémologique. Toutes les opinions et toutes les formes de croyance doivent être respectées à parts égales, position devenue singulièrement dominante au sein de la gauche, « paralysée par la règle du politiquement correct où toute critique d’autres cultures est assimilée à un impérialisme euro centrique ».
Or, paradoxalement, en exacerbant simultanément la haine de la différence et sa revendication, le Politiquement Correct est devenu la maladie chronique de la démocratie. C’est la thèse soutenue par Isabelle Berbéris dans L’art du politiquement correct : à mesure que s’accroit l’égalité, la démocratie accroit la virulence du rejet de la différence. La différence est sacrifiée sur l’autel de l’égalité, revendiquée par les tenants du différentialisme qui réclament l’égalité, non pas au-delà des différences, mais dans l’affirmation exacerbée de ces dernières. Il y a là une réelle consanguinité qui risque de mener à ce qu’Orwell appelait le groupthink, « la pensée de groupe », quand ce qui prime est le désir d’unanimité.
Ce qui en résulte est l’impossibilité d’une vie en commun, d’où ces oukases, ces fatwas prononcés à l’encontre de la psychanalyse, de tel ou tel conférencier, de telle ou telle œuvre d’art.
Le mépris civilisé de Carlo Strenger
Au syntagme « politiquement correct », Carlo Strenger propose de substituer celui de « mépris civilisé » c’est-à-dire la capacité à s’inscrire en faux contre des credo, des comportements et des valeurs, dès lors qu’ils nous apparaissent irrationnels, immoraux, incohérents ou inhumains.
Ce mépris est civilisé à la condition d’une part de reposer sur une argumentation fondée sur des connaissances précises, d’autre part d’être dirigé contre des opinions, credo ou valeurs, et jamais contre les individus qui les professent.
Ce mépris fondé en raison n’a rien à voir avec l’Inquisition : mépris sans haine ni déshumanisation, il témoigne de notre dignité d’être civilisé, critique et libre face aux systèmes de croyance et de valeur que, raisonnablement, nous ne cautionnons pas.
Cette éthique est celle de la démocratie, régime conçu, créé et soutenu par des hommes qui savent qu’ils ne savent pas tout. Dans ses « Réflexions sur une démocratie sans catéchisme», Camus écrivait que « le démocrate est modeste, il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné, et à partir de cet aveu, il reconnaît qu’il a besoin de consulter ».
Force est de constater que, de nos jours, une nouvelle espèce de démocrate a vu le jour, composée de nouveaux bigots qui construisent une opposition du Bien contre le Mal en sortant du champ politique pour nous entraîner dans celui du religieux. C’est pourquoi, à la fin de son A la première personne, Alain Finkielkraut déplore que notre temps soit caractérisé non par l’évitement apeuré des querelles mais par la pratique féroce de l’excommunication dans laquelle les bien-pensants du politiquement correct « s’arrogent le monopole de la parole légitime ».
Se pourrait-il que les dangers encourus par la planète et les bouleversements climatiques qui les accompagnent produisent alors ce climat lourd, tendu, parfois irrespirable et stressant qui appauvrit et dessèche la pensée ??