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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

En Israël comme en Palestine, boiter n’est pas pécher

Publié le 23 Février 2024 par Jean Mirguet in Israël et Palestine

Un peu plus de quatre mois après le pogrom du Hamas en Israël, Delphine Horvilleur s’interroge dans son nouvel essai, Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre (Grasset, à paraître le 21 février), sur le choc du 7 octobre et ses conséquences multiples, pas tant dans la vie des Israéliens et des Palestiniens que dans les nôtres, ici. Où plus rien ne semble aller de soi.

Au cours de deux entretiens parus l’un dans Le Monde, l’autre dans Télérama, elle explique la nécessité dans laquelle elle s’est trouvée d’avoir recours à l’écriture pour tenter de renouer un peu de ce qui s’est brisé. En prenant la plume, elle s’est lancée dans des conversations virtuelles avec elle-même, ses enfants, Israël… Et les fantômes de son histoire familiale qui lui revenaient en plein cœur. « Le point de départ de ce livre, explique-t-elle, ce sont certes des conversations, mais d’abord avec mes propres fantômes. En particulier avec ceux de mes grands-parents : après le 7 octobre, j’ai eu le sentiment que mon histoire familiale et ses douleurs hurlaient en moi ».

De son écriture, elle a fait une « entreprise de survie », les événements qui ont bouleversé ses certitudes et mis à nu ses fragilités, l’ayant plongée dans un abîme de questionnements. « Je me demande encore pourquoi, par exemple, les organisations féministes dans le monde ont si peu condamné la violence sexuelle du Hamas à l’égard des Israéliennes, malgré des faits parfaitement documentés. Ces organisations ont toujours dénoncé les viols comme crimes de guerre. Quand ça touche des Juives, il n’y aurait plus personne ? Ce silence est sidérant. »

Pareillement, le refus de certains de ses proches de participer à la marche contre l’antisémitisme le 12 novembre dernier (alors que les actes antijuifs étaient en pleine recrudescence) l’a anéantie : « Des gens que je connais bien, parfois des amis, ont refusé de s’y rendre au prétexte que le Rassemblement national s’y trouvait. Moi non plus, je n’ai pas envie de défiler avec le RN… Mais pourquoi m’abandonner comme juive, me laisser seule, au prétexte qu’ils sont là ? Si dans ces moments essentiels, nous ne sommes plus côte à côte, que se passe-t-il pour l’avenir de nos combats ? Ces derniers mois, j’ai vu des failles, des lâchetés, qui sont difficiles à digérer. »

A la question de comment rendre compte de la permanence de l’antisémitisme, elle répond que « l’antisémitisme, sur lequel elle travaille depuis des années, continue à la bluffer par sa puissance et sa capacité mutante à faire feu de tout bois. Selon les époques, on a accusé les Juifs d’être trop riches ou trop pauvres, trop féministes ou trop patriarcaux. De ne pas avoir d’État et, maintenant, d’en avoir un. L’antisémitisme n’a pas attendu la colonisation ou les frappes de Tsahal pour se manifester, il est constamment recyclé. Aujourd’hui, on présente le Juif comme étant, en toutes circonstances, le fort, le dominant, l’être en contrôle. C’est grotesque. Parmi ceux qui relayent ces clichés, beaucoup le font sans même réaliser ce que leur bouche dit. Ils parlent comme les ventriloques d’un antisémitisme ancestral. »

Qu’est-ce donc, se demande-t-elle, que le conflit israélo-palestinien réveille  au plus profond de nous ? « L’antisémitisme n’a rien à voir avec les juifs (…) Le juif est le nom de ce qu’il est de bon ton de haïr pour fédérer », dit-elle. Comme Obama qui avait déclaré que nous sommes tous des Juifs parce que l’antisémitisme est un condensé, l’expression d’un mal qui traverse tant l’histoire humaine ou comme Frantz Fanon qui nous avertissait,  en reprenant les paroles de son propre professeur de philosophie : "Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous ». « Il y a dans la haine du juif une problématique de rapport à nos origines, liée au fait que, pour les chrétiens et les musulmans, les juifs sont ceux qui étaient là « avant ». Or, faire face à celui qui était là avant oblige à faire face à nos dettes. Que doit-on au monde qui nous précède ? ».

En s’exprimant ainsi, elle dit craindre que les gens considèrent qu’elle ne minimise la souffrance palestinienne. Ce serait mal comprendre son propos car « ce qui se passe au Proche-Orient est, dit-elle, terrible pour les uns et les autres. Les Palestiniens ont des droits sur cette terre et leur rêve d’autodétermination est légitime. Mais la justice et la paix ne viennent jamais de la diabolisation de l’autre ».

Elle rappelle que, dans la Bible, « Israël est le nom d’un homme, celui du patriarche Jacob qui ressort victorieux de sa lutte contre un ange qui lui donne le nom d’Israël. Mais s’il a gagné son combat, Jacob-Israël demeurera boiteux pour le restant de ses jours ». Son frère jumeau est Esaü, l’homme conquérant et puissant. Pourtant, ce n’est pas par lui que passera l’alliance avec Dieu, mais par Jacob le boiteux. Tout au long du texte biblique d’ailleurs, l’alliance passe par ceux qui acceptent leur vulnérabilité : Abraham va devoir vivre avec sa stérilité, Isaac avec son aveuglement, Moïse avec son bégaiement. Celui qui, à l’instar d’Esaü, mise sur la force fait un choix dramatique qui l’éloigne de la promesse biblique. 

« L’histoire d’Israël dans la Bible, c’est donc la conscience qu’on ne sort pas indemne des combats qu’on a menés dans l’existence, qu’il faut apprendre à vivre avec tout ce qui claudique dans nos vies. Il y a là une vraie leçon pour Israël, qui, ces dernières décennies, a cru être à l’abri des claudications de l’histoire juive. Or, l’Etat d’Israël s’est construit sur un narratif de force qui l’a mené – en particulier l’actuel gouvernement – vers une hubris de pouvoir. En galvanisant les extrêmes, ce narratif de puissance menace aujourd’hui son avenir ».

Plus généralement, la rabbine juge ce récit biblique pertinent pour chacun d’entre nous puisqu’il pose la question de savoir comment continuer notre chemin avec nos failles. Aussi, « le 7 octobre a-t-il eu cet effet sur beaucoup d’entre nous de ne pas pouvoir réparer le drame absolu de cette jeunesse décimée en Israël, de ces enfants morts en Palestine. Mais il nous faudra apprendre à vivre avec notre claudication éternelle. Elle nous oblige. La mort de tous ces enfants et innocents est un drame absolu. Il ne faut jamais cesser de le répéter. Pourtant, à chaque fois qu’on m’interroge, je sais que, quoi que je dise, ce n’est pas suffisant pour mon interlocuteur. En tant que juive, pour apparaître légitime, je dois commencer mes phrases en rappelant à quel point la situation à Gaza est terrible, avant d’évoquer la douleur israélienne, elle aussi insupportable. Notre langage est comme pris en otage, lui aussi parasité par les passions, et on voudrait en permanence que je somme je ne sais qui que tout s’arrête immédiatement… ».

Mais, dit-elle, il y a, « dans chaque camp, une forme d’idolâtrie. Du côté juif, Israël est devenu, pour certains, une sorte de veau d’or qui annihile tout esprit critique. De même, la place que joue aujourd’hui la Palestine dans la conscience arabe est un drame. Elle censure bien des paroles mesurées dans un soutien inconditionnel où la fin justifierait tous les moyens, déresponsabilisant ainsi les assassins. Rares sont les voix qui osent le dire librement ».

Au lendemain du 7 octobre, elle dit avoir été « dévastée par le silence de voix palestiniennes en France et leur absence de condamnation de la barbarie du Hamas ». Il lui semblait si simple de dire à quel point le combat des Palestiniens était légitime, tout en se désolidarisant de la barbarie terroriste. Elle a alors cherché à converser avec de nombreux amis arabes et à tout faire pour éviter cet entre-soi des douleurs. « Tenter de comprendre combien ce conflit nous défigure et l’empêcher de nous rendre étranger à l’autre : voilà le défi infini ».

Elle ne croit pas que la solution viendra des généraux ou des politiques, mais qu’elle viendra davantage des poètes, de ceux qui donnent au langage une dimension de vérité pour faire naître des idées et des sens bien au-delà du texte écrit. C’est pourquoi, dit-elle, son livre s’ouvre avec un poète palestinien et se termine avec un poète israélien.

Heureusement, affirme-t-elle, « nous ne sommes pas “que” ce qui nous est arrivé… seulement ce qu’on en fera ». On pense alors au « Boiter n’est pas pécher », citation du poète Rückert, tirée des Deux florins, avec laquelle Freud termine son Au-delà du principe de plaisir et dont Lucien Israël donne, dans son livre au titre éponyme, cette traduction :

Je boîte mais non pour le plaisir de boiter,

Je boîte pour manger, je boîte pour boire,

Je boîte où des étoiles d’espérance me font signe

Je boîte où des florins me font un clin d’œil.

Ce qu’on ne peut obtenir d’un coup d’aile, il faut l’atteindre en boitillant.

Il vaut mieux boiter que se perdre corps et biens.

L’écriture dit : que boiter n’est pas péché.

« Nous sommes tous hantés par des voix intérieures, conclut Delphine Horvilleur. Aujourd’hui, je dévoile celles qui m’habitent. Et j’espère nouer la conversation avec celles et ceux qui sont prêts, eux aussi, à exhiber leur vulnérabilité. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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