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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

MADRES PARALELAS

Publié le 15 Décembre 2021 par Jean Mirguet dans Cinéma

« Qu'on la brûle, qu'on la brise, qu'on raconte n'importe quoi dessus, l'histoire humaine refuse de se taire. » : c’est sur cette citation du dramaturge uruguayen Eduardo Galeano que se termine le magnifique film de Pedro Almodóvar, sorti au début de ce mois, Madres Paralelas.

Un thème traverse ce film de part en part : celui de l’effacement qui renvoie à l’idée que, dans une histoire et dans l’Histoire, un événement a été aboli ou refoulé voire a été forclos c’est-à-dire rejeté hors du monde symbolique d’un sujet. Cependant, bien qu’ayant été exclu, ce qui n’est plus là existe toujours bel et bien.

Dans le film, différentes thématiques se croisent.

Il y a d’abord celle de deux mères célibataires qui accouchent en même temps d’enfants dont les pères sont aux abonnés absents : Janis (interprétée par Pénélope Cruz), photographe et petite fille d’un républicain espagnol disparu pendant la guerre civile ; elle se bat pour faire ouvrir la fosse d’un charnier où son arrière-grand-père a été enfoui après avoir été exécuté par les franquistes. Et Ana (interprétée par Milena Smit), une adolescente vivant chez sa mère comédienne, narcissique, absente, davantage préoccupée par sa carrière que par sa fille. Les deux femmes sont tombées enceintes à la suite pour l’une d’une aventure sans lendemain et pour l’autre d’un viol. Qui sont les pères ? Almodóvar ne lève pas le voile, faisant de la place du père une place de père supposé être, de père putatif. 

Puis, il y a le village et ses habitants qui recherchent les disparus ensevelis dans la fosse.

Enfin, il y a la relation qui unit Janis et Ana, dont l’une sait ce que l’autre ignore et qui vient redoubler la question de l’émergence de la vérité historique et illustrer le rapport d’un peuple aux éléments troubles de son Histoire.

Après l’effet de sidération produit par la révélation de la vérité, vient la difficulté  voire l’impossible à dire ce qui a eu lieu, puis la douleur qui en découle et enfin  l’aveu qui permet d’exhumer ce qui  été enfoui : resurgit alors le passé qui, parce qu’il peut se mettre en mots et s’alléger en partie de son poids traumatisant, peut tisser de nouveaux liens avec le présent.

Ce parcours, celui du travail de la mémoire, s’opère grâce à la transmission se faisant d’une génération à l’autre.

Chez Almodóvar, cette transmission est l’œuvre des femmes. Madres paralelas met en scène les liens mère-fille, mère-grand-mère, nièce-tante ; c’est par elles que se transmettent autant la mémoire personnelle que la mémoire plus large des tragédies de l’Histoire.

C’est grâce à ces femmes, dépositaires des drames familiaux et nationaux, des savoirs, des secrets de famille qui bien souvent dépassent leur seul vécu personnel, que peut se traiter la part exclue ou délogée de la mémoire des Hommes, celle qui demeure inassimilable.

Ainsi, tout un héritage passe d’une génération à l’autre, non sans subir des transformations : Janis se réclame d’abord des femmes de sa famille pour justifier sa rupture auprès d’Arturo ; elle est comme toutes les femmes de sa famille, une mère célibataire, comme l’ont été sa mère et sa grand-mère. Mais, c’est une fois la fosse ouverte et mis à jour le corps de son arrière-grand-père et des autres disparus, qu’elle peut s’alléger du poids de l’héritage et fonder une nouvelle famille avec Arturo.

Elle devient ainsi une héritière active, celle qui pourrait répondre à l’exigence du Faust de Goethe, repris par Freud : « Ce que tu as hérité de tes pères, tu dois l’acquérir pour le posséder ».

S’il n’y a pas d’histoire silencieuse, si l’histoire humaine refuse de se taire, ce n’est pas tant pour transformer le silence en parole ou pour libérer cette dernière (selon la formule à la mode actuellement) que pour produire un dire qui prenne en charge la question de la capacité des mots à dire ce qui est hors-langage, ce qui reste hors de portée du langage. C’est ce que les psychanalystes, à la suite de Lacan, nomment le « bien-dire », un dire qui tente de rendre compte que tout ne peut se dire, que la vérité est toujours mi-dite.

Certains critiques considèrent la citation finale d’Eduardo Galeano comme un appel d’Almodóvar au devoir de mémoire.  Rien n’est moins sûr car, en affirmant qu’il n’y a pas d’histoire silencieuse. Qu’on la brûle, qu’on la brise, qu’on raconte n’importe quoi dessus, l’histoire humaine refuse de se taire, Galeano et donc Almodóvar laissent entendre qu’il existe toujours le risque que le silence comme l’excès de parole soient, l’un et l’autre, complices du travail d’effacement, de gommage, de refoulement, d’oubli, programmé par les bourreaux.

 

 

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Voisinages humains contemporains

Publié le 7 Décembre 2021 par Jean Mirguet dans Le malaise

Etonnante époque que la nôtre, caractérisée par l’insupportable à accepter la parole de l’Autre. Les insultes, les excommunications, les bannissements pleuvent sur les réseaux sociaux. Quelques exemples parmi des milliers d’autres :

Les néoféministes imposent, comme le dénonce la sociologue Nathalie Heinich, «une atmosphère fascisante » dans les débats en « s'arrogeant le droit de faire triompher leurs idées par la menace, l'invective publique, la chasse en meute, le lynchage médiatique ».

Sur la pression du mouvement woke, certains films comme Le Livre de la Jungle, Peter Pan ou Les Aristochats sontsupprimés des profils pour enfants sur Disney, au prétexte qu’ils comportent des scènes jugées racistes ou sexistes.

La marque Evian s’excuse pour avoir invité à boire de l’eau le premier jour du ramadan. Comme l’exprime une internaute, on ne sait ce qui est le plus désolant : les offensés suite au tweet initial ou cette pitoyable mise au point qui cède au tourbillon victimaire.

Ou encore,  le maire socialiste de Rouen Nicolas Mayer-Rossignol a proposé de remplacer la statue de Napoléon qui trône sur la place de l’Hôtel-de-ville par une effigie de Gisèle Halimi, «figure de la lutte pour les droits des Femmes». Essuyant une grêlée de critiques, il s’est défendu sur Twitter qu’il ne voyait pas pourquoi «les lieux les plus visibles et les plus symboliques, tels la place de l’Hôtel de Ville, devraient être réservés à des hommes.»

Comment déchiffrer ce malaise dans la culture, pour reprendre le titre d’un célèbre livre de Freud ?

L’inventeur de la psychanalyse notait que la culture a pour fonction de réprimer le penchant naturel de l’homme pour l’égoïsme et l’agression. Il ajoutait que, du fait de l’existence de cette « hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation ». « C’est un combat vital », affirmait-il, car si la culture inhibe, symbolise ou métaphorise la pulsion, elle doit lutter en permanence contre des forces qui lui sont contraires. L’homme doit ainsi renoncer à la satisfaction de sa pulsion et à une part de son identité pour faire œuvre commune : « Le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l’élévation du sentiment de culpabilité ».

Le mouvement woke et celui de la cancel culture auraient pu, eux également, aller contre la pente de l’homme à dominer et exploiter son prochain. Mais ils ont commencé par viser des personnalités, mortes ou vivantes, accusées d’esclavagisme, de racisme, d’agression sexuelle puis, rapidement, ils se sont attaqués à n’importe quelle personne jugée coupable de propos ou gestes offensants. Alors que le mouvement de la culture, tel que Freud l’a décrit, tend à réprimer, inhiber, refouler les pulsions agressives et permet ainsi leur traitement, la cancel culture et le wokisme sont devenus des mouvements visant à changer le réel de l’Histoire par la volonté de supprimer voire forclore toute pulsion ... opération impossible.

En voulant faire censurer et interdire tel auteur à l’université, déboulonner des statues, changer des noms de rue, en traquant et en effaçant toute trace sensible de l’Histoire, cancel culture et wokisme produisent en fait un retour réactionnaire encore plus féroce que ce qu’ils tentent d’annuler. En réalisant ce qu’ils dénoncent, ils créent un fabuleux appel d’air dans lequel s’engouffrent tous les radicaux identitaires extrémistes. C’est de cela dont un individu comme Zémour est le nom. Or, contrairement à ce que pense la génération woke , dite « millennial » par Brice Couturier ( OK Millenials !, éditions de L’Observatoire, 2021), on n’efface pas un discours par un autre.

A entendre certains discours angéliques, pleins de « bonnes «  intentions, il faudrait expliquer aux enfants que l’Autre est pareil…alors que l’Autre est l’Autre....aussi. Comme Claude Lévi-Strauss l’a montré en son temps, les préjugés raciaux ne sont qu’une couverture idéologique masquant une intolérance, une difficulté toujours plus grande à vivre  les uns avec les autres sur une planète surpeuplée. Il rappelait dans Le regard éloigné que « la tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître : d’une part, une égalité relative, de l’autre, une distance physique suffisante ». Il n’hésita pas à choquer en déchargeant l’hostilité envers les autres de tout sous-entendu raciste, la jugeant comme un « droit de chaque culture à rester sourde aux valeurs de l’Autre, voire à les contester ». Il y voyait le prix à payer pour la survie d’un optimum de diversité compte-tenu du risque d’une homogénéisation de la planète.

A rebours de l’idéal d’un amour universel que tous les humains pourraient partager, il s’exclamait : « Pourquoi voulez-vous que tout le monde aime tout le monde ? », ajoutant qu’il  y a une nécessité de conserver ses distances : ni trop près ni trop loin.

Propos à rapprocher de celui de Lacan dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant », lorsqu’il questionne la notion d’impérialisme qui aboutit à l’unification des masses humaines et efface les différences : « Comment faire pour que des masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ? ».

Lors d’un congrès d’octobre 1968, le même Lacan déclarait : « Je crois qu’à notre époque, la trace, la cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation. Nous croyons que l’universalisme, la communication de notre civilisation homogénéise les rapports entre les hommes. Je pense au contraire que ce qui caractérise notre siècle, et nous ne pouvons pas ne pas nous en apercevoir, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières, rendant compte de la stérilité étonnante de tout ce qui peut se passer dans tout un champ ».

Près de cinquante-trois ans plus tard, le propos programmatif de Lacan reste d’une actualité brûlante : la montée croissante des dérives ségrégatives associée à la haine de la petite différence n’épargnent personne et menacent toujours plus les voisinages humains.

 

 

 

 

 

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