Je ne résiste pas au plaisir de publier cet éditorial de Valérie Toranian, directrice de La Revue Des deux Mondes.
Un texte des plus jubilatoires, rafraîchissant, iconoclaste, impertinent qui va réjouir celles et ceux qui, comme moi, en ont assez des publications bon chic bon genre de célébrités de la politique ou du showbiz, sociétaires de cette « nouvelle intelligentsia : le penseur-people radical ».
Comme moi, vous apprécierez peut-être les piques confraternelles adressées au quotidien Le Monde qui ne perd jamais une occasion d’ouvrir ses pages à ces néo-penseurs et de s’associer à ceux qui ont fait de l’opposition systématique à Macron et à son gouvernement leur fond de commerce. On retiendra surtout l’édition du 7 mai et sa Une annonçant en gros titre « Le manifeste de Nicolas Hulot pour l’après- Covid » qui nous renvoie aux double-pages 28-29 titrant : « 100 principes pour un nouveau monde ». Pour notre ex-ministre et grâce à la désormais célèbre figure de rhétorique, l’anaphore, « le temps est venu », entre autres, de transcender la peur en espoir, d’applaudir la vie ou encore de redéfinir les fins et les moyens … qu’on se le dise, Nicolas Hulot est le précurseur d’un monde nouveau !
« On a les dirigeants qu’on mérite et les élites qu’on peut. En ces temps de coronavirus où le politique a cédé la place à des comités scientifiques pour décider de l’ouverture des salons de coiffure et du nombre d’occupants dans un ascenseur, les élites intellectuelles, elles, n’ont plus qu’à s’incliner devant le surgissement fécond d’une nouvelle intelligentsia : le penseur-people radical.
Ancien ministre, ancien animateur de télé, ayant parcouru en avion des centaines de milliers de kilomètres pour nous présenter la beauté du monde et les désastres du réchauffement climatique, Nicolas Hulot, inspirateur de la célèbre marque de shampooing Ushuaia, est notre leader vert national. Il traîne sa gueule de baroudeur burinée, sa mélancolie d’humaniste déçu et ses fulgurances idéalistes, de plateaux télé en ministère depuis quarante ans. On l’aime comme un particularisme national, avec ses paradoxes et ses ridicules (qui n’en a pas dans notre classe médiatico-politique ?), ses faiblesses et ses atermoiements, son déchirement perpétuel entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.
L’homme aux six voitures a écrit un manifeste de cent propositions. La première : « Le temps est venu, ensemble, de poser les premières pierres d’un monde nouveau ». La dernière : « Le temps est venu de créer un lobby des consciences ». (Qui œuvrera dans l’ombre pour contraindre et mettre au pas les consciences récalcitrantes ???) Nicolas Hulot y prône la sobriété, rappelle que « la vie ne tient qu’à un fil » et explique que le temps est venu de se « réapproprier le bonheur » et de « transcender la peur en espoir ». Signe des temps, ce manifeste est publié en Une du quotidien Le Monde, journal qui, à une autre époque, aurait sûrement ri de bon cœur à la lecture de cette longue litanie pleine de bons sentiments. Mais certains médias sont plus prompts que d’autres à percevoir l’irruption du monde nouveau. Or, le monde nouveau arrive et il faut vraiment être demeuré pour ne pas l’avoir compris. Le bonheur est une idée neuve en Europe, disait Saint-Just, membre du Comité de salut public, en 1794 : il voulait en imposer sa vision au peuple, de gré ou de force.
« En 2020, les bobos et les prolos n’ont toujours pas la même grille de lecture : prôner la décroissance est plus facile de sa villa du Cap Ferret que de la France périphérique où l’on a du mal à joindre les deux bouts. »
Le cru 2020 du bonheur est arrivé. Nicolas Hulot est son prophète et Marion Cotillard sa pythie. (L’actrice oscarisée n’avait-elle pas compris avant tout le monde qu’« on nous ment sur beaucoup de sujets », dont la mort de Coluche, le 11 septembre et l’homme sur la lune ?) Des personnalités de premier plan comme Sibeth Ndiaye ont immédiatement saisi la portée révolutionnaire du projet de Nicolas Hulot. La porte-parole du gouvernement a salué sur son compte Twitter cette « vision qui dessine un horizon commun » dont la 9e proposition est, précisons-le : « Le temps est venu de ne plus se mentir ». Il est vrai qu’elle sait de quoi elle parle.
En proposition 71, le manifeste propose de nous libérer de nos addictions consuméristes. Mais consommer librement reste encore le rêve de la majorité des exclus. Les « gilets jaunes » étaient furieux qu’on taxe leur consommation de gazole. Ils rêvaient de payer des vacances et des iPhone à leurs enfants. Et même, pardi, de bonnes études parce que ça coûte. La consommation n’est pas que le symbole du mal. Comme le rappelait Raymond Aron en 1969, la majorité des Français souffre non pas de la société de consommation mais de ne pas accéder aux biens que produit cette société de consommation. En 2020, les bobos et les prolos n’ont toujours pas la même grille de lecture : prôner la décroissance est plus facile de sa villa du Cap Ferret que de la France périphérique où l’on a du mal à joindre les deux bouts.
Dans la même édition du Monde, décidément au taquet !, on peut lire le remarquable « Non à un retour à la normale, signé par 200 artistes et scientifiques", parmi lesquels Juliette Binoche, Madonna, Robert de Niro, Cate Blanchett, Vanessa Paradis, Bob Wilson, Joaquin Phoenix, Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix, et bien sûr Nicolas Hulot et Marion Cotillard. « La catastrophe écologique en cours relève d’une “méta-crise”, peut-on lire. L’extinction massive de la vie sur terre ne fait plus de doute et tous les indicateurs annoncent une menace existentielle directe. À la différence d’une pandémie, aussi grave soit-elle, il s’agit d’un effondrement global. » Bigre. « La transformation radicale qui s’impose – à tous les niveaux – exige audace et courage, poursuit le texte. À quand les actes ? » Cette tribune, qui ne brasse prudemment que des généralités, recueille l’assentiment quasi général de tout le show-biz, inquiet que « la pollution, le réchauffement et la destruction des espaces naturels mènent le monde à un point de rupture. »
« Le temps n’est pas à l’exactitude et à l’esprit critique des Lumières, le temps est (re)venu de croire au grand soir, à l’élan effréné pour ouvrir de nouvelles voies. »
Peu importe si notre pandémie est due à l’infection du pangolin par la chauve-souris, pangolin lui-même consommé par les Chinois selon une bonne vieille coutume ancestrale qui, pour l’espèce, n’a pas grand-chose à voir avec le réchauffement climatique. Le temps n’est pas à l’exactitude et à l’esprit critique des Lumières, le temps est (re)venu de croire au grand soir, à l’élan effréné pour ouvrir de nouvelles voies. Juliette Binoche, tête d’affiche de cette tribune, veut en finir avec l’affreux monde d’avant. Elle a dénoncé sur les réseaux sociaux les odieux agissements du gouvernement qui veut nous tracker « Ce sont des opérations organisées par des groupes financiers internationaux (principalement américains) depuis longtemps. Ils manipulent (sans être parano) : les vaccins qu’ils préparent en font partie : mettre une puce sous-cutanée pour tous c’est NON. NON aux opérations de Bill Gates » [sic]. No comment.
Le César du meilleur acteur penseur-people radical revient cependant à Vincent Lindon. Dans un long texte qu’il égrène face caméra pour le site Médiapart, le comédien étrille le quinquennat d’Emmanuel Macron : goût du président pour la pompe monarchique, affaire Benalla, crise des « gilets jaunes », réforme des retraites, gestion de la crise du coronavirus… La totale. Un véritable pastiche d’Edwy Plenel comme s’en est amusée Catherine Nay sur l’antenne d’Europe 1. Vincent Lindon néanmoins propose du concret. La taxe Jean Valjean. Dont l’objectif est de taxer la fortune des riches au-dessus de 10 millions. Avec un barème qui s’échelonne entre 1 et 5 % selon le niveau de richesse. Pourquoi un seuil de dix millions ? De très mauvaises langues sur les réseaux sociaux prétendent qu’un tel seuil mettrait à l’abri la grande majorité du showbiz prêt à soutenir l’initiative sans en subir les conséquences. Ignoble diffamation. Pourquoi Jean Valjean ? Parce qu’il serait le symbole de la redistribution ? Le précurseur d’une vision moderne née au XIXe siècle de l’État providence soucieux de la détresse des plus vulnérables ? C’est vrai de Victor Hugo, bataillant à l’Assemblée contre le travail des enfants, pour l’école laïque, prononçant son célèbre « Discours sur la misère ».
« Ce qui caractérise Jean Valjean c’est sa conduite. La mise en conformité de ses actes et de sa révolte. Il ne parle pas, il ne fait pas de beaux discours, il agit. Le penseur-people radical donneur de leçons est-il prêt à donner autant de sa poche que Jean Valjean ? »
Jean Valjean, héros des Misérables, bien au contraire, n’attend rien de l’État et ne lui demande rien. Il n’exige pas, indigné, qu’on taxe les riches : il se taxe lui-même. L’ancien bagnard s’enrichit honnêtement, ouvre une fabrique de verroterie, construit un dispensaire, une école, secoure les nécessiteux, deviendra le bienfaiteur de la ville de Montreuil-sur-Mer et finalement son maire. Ce qui caractérise Jean Valjean c’est sa conduite. La mise en conformité de ses actes et de sa révolte. Il ne parle pas, il ne fait pas de beaux discours, il agit. Le penseur-people radical donneur de leçons est-il prêt à donner autant de sa poche que Jean Valjean ?
Parmi les artistes et les célébrités, certains sont des exemples. Ils font beaucoup et en parlent peu, voire pas du tout. On les applaudit. Certains font peu et en parlent beaucoup. C’est mieux que rien. D’autres sont des révoltés professionnels qui s’indignent que le système soit pourri et que l’État ne fasse rien, car c’est à lui et à lui seul de faire. Triste tropisme français. Toujours tout attendre de l’État. Surtout quand ça nous arrange ?"