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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

Voisinages humains contemporains

Publié le 7 Décembre 2021 par Jean Mirguet in Le malaise

Etonnante époque que la nôtre, caractérisée par l’insupportable à accepter la parole de l’Autre. Les insultes, les excommunications, les bannissements pleuvent sur les réseaux sociaux. Quelques exemples parmi des milliers d’autres :

Les néoféministes imposent, comme le dénonce la sociologue Nathalie Heinich, «une atmosphère fascisante » dans les débats en « s'arrogeant le droit de faire triompher leurs idées par la menace, l'invective publique, la chasse en meute, le lynchage médiatique ».

Sur la pression du mouvement woke, certains films comme Le Livre de la Jungle, Peter Pan ou Les Aristochats sontsupprimés des profils pour enfants sur Disney, au prétexte qu’ils comportent des scènes jugées racistes ou sexistes.

La marque Evian s’excuse pour avoir invité à boire de l’eau le premier jour du ramadan. Comme l’exprime une internaute, on ne sait ce qui est le plus désolant : les offensés suite au tweet initial ou cette pitoyable mise au point qui cède au tourbillon victimaire.

Ou encore,  le maire socialiste de Rouen Nicolas Mayer-Rossignol a proposé de remplacer la statue de Napoléon qui trône sur la place de l’Hôtel-de-ville par une effigie de Gisèle Halimi, «figure de la lutte pour les droits des Femmes». Essuyant une grêlée de critiques, il s’est défendu sur Twitter qu’il ne voyait pas pourquoi «les lieux les plus visibles et les plus symboliques, tels la place de l’Hôtel de Ville, devraient être réservés à des hommes.»

Comment déchiffrer ce malaise dans la culture, pour reprendre le titre d’un célèbre livre de Freud ?

L’inventeur de la psychanalyse notait que la culture a pour fonction de réprimer le penchant naturel de l’homme pour l’égoïsme et l’agression. Il ajoutait que, du fait de l’existence de cette « hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation ». « C’est un combat vital », affirmait-il, car si la culture inhibe, symbolise ou métaphorise la pulsion, elle doit lutter en permanence contre des forces qui lui sont contraires. L’homme doit ainsi renoncer à la satisfaction de sa pulsion et à une part de son identité pour faire œuvre commune : « Le prix à payer pour le progrès de la culture est une perte de bonheur, de par l’élévation du sentiment de culpabilité ».

Le mouvement woke et celui de la cancel culture auraient pu, eux également, aller contre la pente de l’homme à dominer et exploiter son prochain. Mais ils ont commencé par viser des personnalités, mortes ou vivantes, accusées d’esclavagisme, de racisme, d’agression sexuelle puis, rapidement, ils se sont attaqués à n’importe quelle personne jugée coupable de propos ou gestes offensants. Alors que le mouvement de la culture, tel que Freud l’a décrit, tend à réprimer, inhiber, refouler les pulsions agressives et permet ainsi leur traitement, la cancel culture et le wokisme sont devenus des mouvements visant à changer le réel de l’Histoire par la volonté de supprimer voire forclore toute pulsion ... opération impossible.

En voulant faire censurer et interdire tel auteur à l’université, déboulonner des statues, changer des noms de rue, en traquant et en effaçant toute trace sensible de l’Histoire, cancel culture et wokisme produisent en fait un retour réactionnaire encore plus féroce que ce qu’ils tentent d’annuler. En réalisant ce qu’ils dénoncent, ils créent un fabuleux appel d’air dans lequel s’engouffrent tous les radicaux identitaires extrémistes. C’est de cela dont un individu comme Zémour est le nom. Or, contrairement à ce que pense la génération woke , dite « millennial » par Brice Couturier ( OK Millenials !, éditions de L’Observatoire, 2021), on n’efface pas un discours par un autre.

A entendre certains discours angéliques, pleins de « bonnes «  intentions, il faudrait expliquer aux enfants que l’Autre est pareil…alors que l’Autre est l’Autre....aussi. Comme Claude Lévi-Strauss l’a montré en son temps, les préjugés raciaux ne sont qu’une couverture idéologique masquant une intolérance, une difficulté toujours plus grande à vivre  les uns avec les autres sur une planète surpeuplée. Il rappelait dans Le regard éloigné que « la tolérance réciproque suppose réalisées deux conditions que les sociétés contemporaines sont plus éloignées que jamais de connaître : d’une part, une égalité relative, de l’autre, une distance physique suffisante ». Il n’hésita pas à choquer en déchargeant l’hostilité envers les autres de tout sous-entendu raciste, la jugeant comme un « droit de chaque culture à rester sourde aux valeurs de l’Autre, voire à les contester ». Il y voyait le prix à payer pour la survie d’un optimum de diversité compte-tenu du risque d’une homogénéisation de la planète.

A rebours de l’idéal d’un amour universel que tous les humains pourraient partager, il s’exclamait : « Pourquoi voulez-vous que tout le monde aime tout le monde ? », ajoutant qu’il  y a une nécessité de conserver ses distances : ni trop près ni trop loin.

Propos à rapprocher de celui de Lacan dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant », lorsqu’il questionne la notion d’impérialisme qui aboutit à l’unification des masses humaines et efface les différences : « Comment faire pour que des masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ? ».

Lors d’un congrès d’octobre 1968, le même Lacan déclarait : « Je crois qu’à notre époque, la trace, la cicatrice de l’évaporation du père, c’est ce que nous pourrions mettre sous la rubrique et le titre général de la ségrégation. Nous croyons que l’universalisme, la communication de notre civilisation homogénéise les rapports entre les hommes. Je pense au contraire que ce qui caractérise notre siècle, et nous ne pouvons pas ne pas nous en apercevoir, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée, se recoupant à tous les niveaux, qui ne fait que multiplier les barrières, rendant compte de la stérilité étonnante de tout ce qui peut se passer dans tout un champ ».

Près de cinquante-trois ans plus tard, le propos programmatif de Lacan reste d’une actualité brûlante : la montée croissante des dérives ségrégatives associée à la haine de la petite différence n’épargnent personne et menacent toujours plus les voisinages humains.

 

 

 

 

 

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O
Je vois bien les dérives des woke mais le fascisme dans sa forme primaire est bien là et bien plus dangereux à mon sens...bisous et vive Lacan
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