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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

"Sans titre", de Sabine Pocard, peintre

Publié le 27 Janvier 2014 par Jean Mirguet in Expositions

Sans titre : c’est le nom qu’a donné l’artiste à sa toile. C’est un portrait : un grand visage ovoïde qui regarde, celui d’une jeune femme probablement, mais il y a un doute, peut-être s’agit-il d’un jeune homme. Des yeux ouverts et profonds scrutent l’espace. Du visage émane une puissance troublante. La matière est dense, vivante.

Elle regarde. Elle me regarde comme si ses yeux se remplissaient de choses en attente d’être vues. Elle me tient sous son regard, objet de fantasme, objet caché, cause secrète de jouissance.

Pénétré par ce regard qui me captive, je la regarde et ne peux pas ne pas faire que ça me regarde.

Voir, c’est toujours voir plus qu’on ne voit, cela pouvant même aller jusqu’à s’emparer du regard de qui je vois. Cela est réalisable, au prix d’une opération par laquelle il me faut moi-même entrer dans le tableau, m’y glisser par derrière pour être en arrière de ces deux yeux et voir avec, me voir la regarder, elle, la jeune fille.

Immédiatement, je donne un nom à cette adolescente androgyne : Fukaéri, nom de l’héroïne de Haruki Murakami dans 1Q84, celle qui a écrit La Chrysalide de l’air. La jeune fille du portrait me scrute, à la façon dont Fukaéri se contentait de fixer Tengo de face. Comme si elle contemplait un paysage inconnu depuis un lieu éloigné (…) Ce qui dans son visage attirait avant tout le regard, c’étaient ses yeux (…) des prunelles d’un noir de laque brillant, des yeux qui ne cillaient pas.

Devenu la proie de Fukaéri la ravisseuse, je suis ravi.

Comme d’autres ont peint un cri, l’artiste a peint un regard qui active la solidarité du «regarder » et de l’« être regardé ».

Capté par cette figure, là devant moi, à portée de mains, que je pourrais toucher, je ne sais si, à ne pouvoir m’en détacher, je la retiens par inquiétude de ne pouvoir jamais la revoir, rappel du moment précurseur de l’angoisse de l’enfant qui ne sait pas encore distinguer la disparition temporaire et la perte durable, et où la disparition de la vue est confondue avec la perte réelle de l’objet, la mère.

Quand, à cette éclipse de la mère est associé un « tu n’es rien pour moi », s‘articule le pire que l’autre puisse adresser au sujet dont le regard supplie et demande l’amour. C’est sans doute pourquoi, dans l’absence de vision, la puissance du regard est libérée comme si la cécité boostait le désir.

Dans la suite de Freud qui se refusait de se prononcer sur ce qui fait la valeur de la création artistique, Lacan affirme que, toujours, « l’artiste précède le psychanalyste, celui-ci n’ayant pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » (« Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein »). Autrement dit, le metteur en peinture encadre, met en forme « le monde perceptif amorphe », selon l’expression de Merleau-Ponty. La mise en peinture donne une forme à la brutalité ou à la sauvagerie pulsionnelle pour la faire regardable par le spectateur qui, d’ailleurs, n’en sort pas toujours indemne.

C’est ainsi que, à la condition de distinguer ce que figure le tableau de ce qui tient lieu de représentation, l’invisible peut être rendu sensible. Comme le chant, il révèle ce que la parole ou la figuration voilent : l’irreprésentable.

S’il parlait, ce visage peint ne me dirait-il pas : « Vois combien mon regard est perçant et pénétrant … tu veux regarder, et bien vois donc ça ! ».

J’ai quitté le monde de 1Q84 pour revenir dans celui de 2014. Sans titre, elle, ne me lâche pas…

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Sabine POCARD est originaire des Vosges. Elle a vécu à Montpellier jusqu’en 1999 avant de s’installer à Nancy. Après des études aux Arts Décoratifs de Strasbourg et à l’Ecole d’Art de Montpellier, elle a travaillé comme intervenante en arts plastiques dans diverses structures.
La peinture et le dessin représentent son activité principale. Elle expose régulièrement ses œuvres dans des galeries et lieux associatifs et culturels.

Sabine Pocard expose du 27 janvier au 28 février 2014 à l’Espace ICAR, école primaire St Léon, 28 rue St Léon à Nancy.

Contact : 03 83 28 95 50

http://www.sabine-pocard.com

(NB : la toile dont il est question ici ne figure pas dans l’exposition)

"Sans titre", de Sabine Pocard, peintre
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