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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

L’hôpital public. Une gestion des ressources inhumaines qui ne sera pas sans conséquence sur la prise en charge des patients, par Christine Pierret.

Publié le 12 Mai 2014 par Jean Mirguet

Un article du Canard Enchaîné (largement relayé par la presse généraliste et médicale, voir lien ci dessous)[1] a révélé l’existence, à l’hôpital Robert Debré (AP-HP), d’un fichier étiquetant le comportement de 42 infirmières et auxiliaires de puériculture de la maternité. Ce fichier a été porté à la connaissance de quelques intéressées, suite à une erreur d’envoi par mail. Les agents y sont jugés sur leur aptitude à se soumettre à l’autorité de l’encadrement et de l’administration. La semaine précédente, la presse avait déjà évoqué l’existence d’un fichier portant des jugements sur l’activité chirurgicale de médecins à l’hôpital Georges Pompidou, ils étaient désignés «corrects» ou «faiblards» en fonction de leur rentabilité (nombre d’interventions et durée opératoire au bloc)

Suite à ces articles publiés sur le net, ce qui me frappe ce sont les commentaires ajoutés par les lecteurs, tous ignorant de la catastrophe qui touche l’hôpital et par là même la prise en charge des patients (dont ils font partie). On peut y lire la banalisation de ces fichiers, un acquiescement de ces pratiques de fichage ainsi qu’un appel à «l’évaluation pour tous»  «dans le public comme dans le privé». Certains propos sont méprisants à l’endroit des soignants, médecins compris.

Si l’existence de ces fichiers est scandaleuse, je trouve tout aussi inquiétante la réaction des lecteurs qui confondent appréciation du travail (comment une infirmière pose t-elle une perfusion ? quelle attention porte t-elle à ses patients ?) et jugement porté sur le  «comportement» des agents en référence à une «normalité».

Ces fichiers sont révélateurs des nouvelles pratiques managériales décomplexées adoptées par les directions des ressources humaines des CHU. Elles se sont saisies des TCC[2] pour asseoir leur pouvoir en introduisant en plus de l’évaluation des pratiques, des méthodes à la fois de «chiffrage» d’activité et de repérage des «comportements» des agents au travail. Certaines DRH invitent même de jeunes médecins chef de pôle à se former eux aussi aux techniques de management et de coaching afin «d’asseoir leur leadership sur l’équipe de soins et améliorer leur performance».

Soignants et médecins sont par ailleurs culpabilisés, du fait de leur manque «d’efficience» et tenus pour responsables des déficits financiers alors qu’il y a tout lieu d’incriminer les politiques et la mauvaise gestion de l’hôpital public depuis des années comme le pointait un rapport récent de la cour des comptes (Les Échos, le 11/04/2014).  Sachant que les médecins ont perdu leur influence dans les décisions en matière de politique d’établissement, depuis le vote en 2009, de la loi HPST[3], dite loi Bachelot qui donne tous les pouvoirs aux directeurs administratifs.

Le mot d’ordre est lancé aux hôpitaux : «Il faut faire baisser les coûts tout en améliorant la qualité des soins» Des restructurations sont en cours et impliquent fermetures de lits, réduction des durées d’hospitalisation, fusions de service, suppressions d’activités médicales «non rentables» au regard de la T2A[4], et réduction du nombre de soignants voire de médecins. «Polyvalence et efficience» sont les signifiants maîtres de ces réorganisations. Ainsi, dans un service de gériatrie, décide-t-on, pour les patients dénutris, de ne plus faire la toilette complète qu’un jour sur deux, parce que l’aide aux repas prend du temps et qu’il n’y pas assez d’aides soignantes. Dans d’autres secteurs les soignants sont amenés à «tourner» pour palier au manque de personnel, obligés pour certains d’effectuer des tâches qu’ils n’ont pas choisies, comme ces auxiliaires de puéricultures habituées aux nouveaux nés, auxquelles on demande de faire des soins gériatriques…

L’hôpital public devient une entreprise fonctionnant sur le mode ultra-libéral, le patient y est une contrainte financière et le soignant, une variable d’ajustements à maîtriser. La politique du chiffre prime, l’idéal du savoir-faire ne vaut plus et prend la figure d’un surmoi féroce qui pousse à se plier à la contrainte, à répondre aux impératifs de flexibilité. Les soignants se sentent niés dans leurs spécificités, sans reconnaissance de leur savoir-faire et considérés comme des objets interchangeables. L’éclatement des équipes produit par ce pragmatisme favorise le repli sur soi empêchant tout collectif de résistance.

Les soignants tentent, au un par un, de maintenir la qualité des soins dans cette désorganisation de la vie à l’hôpital, mais à quel prix ? Certains s’épuisent, se rendent malades, se dépriment devant l’effondrement de l’idéal et la charge de travail. Ce qui se passe à l’hôpital n’est pas différent de ce qui s’est produit chez France Télécom, EDF, la Banque Postale, mais on n’en parle pas ou peu. Est-ce parce qu’il est le lieu de prédilection du soin, de l’attention portée à l’autre ? La souffrance au travail y est là comme ailleurs, une gangrène, le risque suicidaire aussi. Les médecins du travail le savent… (certains lisent les ouvrages du psychanalyste Christophe Dejours)[5]mais leur marge de manœuvre semble limitée, voire empêchée. Devant ces changements inquiétants dans le domaine du soin, on peut se poser la question du devenir du sujet au travail, que devient son désir, sa singularité ? Quelles solutions peut-il inventer, quelle nouvelle place s’aménager, afin de soutenir son désir de durer ?

Alors si quelques infirmières empêchées de bien faire leur travail, résistent, se posent en «leader négatif, refusent le changement, désobéissent à leur cadre, s’opposent à la hiérarchie», c’est louable et plutôt bon signe. Analyser, résister et reprendre la parole est une manière de rester sujet vivant et pensant dans ce monde inhospitalier que devient l’hôpital et par la même, garder l’espoir de pouvoir continuer à soigner les patients comme il se doit, dignement et humainement parlant.

 


[2] Thérapies Cognitivo Comportementalistes

[3] Loi HPST :  loi Hopital Patients Santé territoires

[4] TAA : Tarification à l’activité

[5] Christophe Dejours , psychanalyste : Souffrance en France,  Suicide et  travail : que faire ?La panne 

 

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M
A voir, sur mon blog, «Un monde sans fous?» ou les dérives de la psychiatrie.
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