Dans sa tribune du 3 octobre dernier publiée dans Le Monde et titrée « La Russie de M. Poutine et l’islamisme radical sont nos meilleurs ennemis », Pascal Bruckner rappelle cette remarque d’Alexander Arbatov, conseiller diplomatique de Mikhaël Gorbatchev, à l’endroit des Occidentaux (nous sommes en 1989 et l’empire soviétique s’effondre) : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ».
Rien de nouveau dans le ciel des idées puisque, sans aller jusque Matthieu et Luc qui enjoignent d’aimer nos ennemis, Karl Schmitt avait déjà montré que la fonction du politique est d’identifier l’ennemi, le politique étant selon lui le lieu de la distinction ami-ennemi.
Quant à Freud, son texte sur la Psychologie des masses démontre combien un individu peut, au sein d’une collectivité et conditionné par ses identifications, s’autoriser à se débarrasser des refoulements des pulsions inconscientes qui l’animent.
Dans les phénomènes de ségrégation, dans le racisme, la xénophobie, le nationalisme ou l’intégrisme, l’identification c’est-à-dire, comme la définit Freud, « la manifestation la plus précoce d’une liaison de sentiment à une autre personne », s’effectue toujours sur le dos de l’autre mauvais, de l’autre à détruire voire à exterminer. C’est ainsi que se constitue une communauté, autrement dit ce qui fait norme pour chacun.
Pour que cette communauté tienne, il faut qu’il y en ait au moins un qui en soit exclu. Cette condition doit-elle être le prix à payer pour réveiller les Occidentaux de la torpeur dans laquelle le confort démocratique les a bercé jusqu’il n’y a pas si longtemps ?
A cette question, Pascal Bruckner répond positivement en proposant d’être reconnaissants envers le président Poutine comme envers le « calife » Al-Baghdadi pour l’hostilité qu’ils nous manifestent. Ils seraient en somme des bienfaiteurs puisque poussant à nous mobiliser et à résister, donc à renforcer nos liens.
Identifiés comme ennemis à vaincre mais simultanément à conserver puisque c’est d’eux que nous tirons notre énergie, ils deviendraient autant détestables que nécessaires.
C’est dans ce paradoxe que nous entraînent le déchainement de barbarie et les périls dont, pour le moment et pour la plupart d’entre nous, nous ne faisons l’expérience que par l’intermédiaire de nos écrans de télévision. C’est un paradoxe périlleux qui, comme l’écrit Pascal Bruckner, peut nous détruire ; il peut aussi nous sauver.