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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

Le narcissisme des petites différences

Publié le 14 Janvier 2021 par Jean Mirguet in Politique

Que l’individualisme soit roi est devenu, de nos jours, un lieu commun.

Aujourd’hui, s’affirme une déification du spécifique, du particulier, de l’unique, portée par l’individu. En témoignent les effets de la pandémie sur le fonctionnement médiatique qui ont fortement amplifié ce mécanisme, à l’œuvre spécialement chez nombre de nos contemporains, pressés de venir exposer qui son analyse, qui son opinion sur les plateaux de télé, à la radio, dans les journaux, sur les réseaux sociaux, l’argumentation consistant le plus souvent à critiquer le pouvoir politique et l’autorité des experts.

Ce phénomène culturel est porté par l’idée que chacun a le droit de définir sa vérité avec le corollaire que porter atteinte à la vision du réel tel que chacun le définit est devenu une atteinte à la personne elle-même.

C’est le principe de la cancel culture en pleine expansion aux Etats-Unis et qui infecte maintenant le continent européen. La cancel culture refuse les opinions contraires, elle se manifeste par des anathèmes répandus sur les réseaux sociaux d’où la contradiction est absente puisqu’on ridiculise en caricaturant ; elle stigmatise la personne et cible son employeur afin qu’elle ne puisse plus être employée ailleurs, la privant ainsi de sa capacité de travailler.

Le complotisme s’inscrit dans un courant proche de la cancel culture, alimenté par les nombreux scandales émaillant régulièrement la vie des pays démocratiques. Il produit un nouvel imaginaire paranoïaque mettant en scène une réalité camouflée d’un monde politique pourri par l’argent et le pouvoir. Comme l’exprime Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch, « en ruinant toute possibilité d’un “monde commun“ dans lequel se confrontent les idées, le complotisme met la démocratie en péril ». Se présentant comme un savoir privilégié, une chimère cohérente et argumentée, il pervertit la liberté d’expression et anéantit la force de la vérité.

Le résultat, constate l’historien John Farrell, est qu’il n’est plus possible de trouver une autorité épistémique ou morale.

Autre effet de ce mouvement de contre-pouvoir : la montée croissante d’un relativisme culturel asservissant, nourrit par les thèses racialiste, décolonialiste et indigéniste (transférées des campus nord-américains), particulièrement au sein de l’Université.

En novembre dernier, une centaine d’universitaires dénonçait dans une tribune les ravages de ces idéologies communautaristes qui génèrent le conformisme intellectuel du politiquement correct, particulièrement menaçant pour l’Université et la démocratie.

On peut également consulter le récent Appel de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires signé par 76 universitaires :

http://decolonialisme.fr/?page_id=1000&fbclid=IwAR09YKcONC8OyTwhHBkv7FqbXbBfz_ZYL5gCPp4p9BCvlE976e-4t2xbmVo

Il suffirait donc de revendiquer un statut de victime pour avoir le droit d’en appeler à une autorité pour censurer des paroles, l’indignation morale se substituant aux arguments.

Ces doctrines réclament l’égalité tout en exacerbant la haine de la différence et sa revendication. C’est ainsi que, comme le montre Isabelle Berbéris dans L’art du politiquement correct, la démocratie se détraque en accroissant la virulence du rejet de la différence à mesure que s’accroit l’égalité. Tocqueville avait déjà repéré ce paradoxe qui rend la vie en commun impossible.

A côté des motivations idéologiques, politiques qui habitent les partisans de ces thèses, ce qui les anime est également en rapport avec le désir de se faire remarquer, de voir son discours mis en relief et d’acquérir par ce moyen une forme de notoriété qui, autrement, leur ferait défaut.

En clouant les dirigeants du pays au pilori, leur vindicte produit son lot inévitable de polémiques dont on sait à quel point nombre de médias et de réseaux sociaux sont friands dés lors qu’il s’agit de faire entendre des discours agressifs visant tout ce qui ressemble à une institution. Ces propos se transforment très rapidement en tribune - quand ce n’est pas en tribunal -, permettant à leur auteur d’avoir la conviction qu’il sont dépositaires d’un savoir qui promet la vérité.

Ils franchissent ainsi une limite qui n’est autre que celle qui fonde une démocratie : un régime conçu, créé et soutenu par des hommes qui savent qu’ils ne savent pas tout. Camus le soulignait dans ses « Réflexions sur une démocratie sans catéchisme » : « Le démocrate est modeste, il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné, et à partir de cet aveu, il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent ».

Il existe un fond commun à ces différentes réalités. C’est celui que Freud a nommé le « narcissisme des petites différences ». Par lui s’exacerbent l’ambivalence, plus particulièrement les haines inexplicables entre personnes, groupes ou collectivités proches et largement semblables, mais qui éprouvent le besoin narcissique de surinvestir leur différence par crainte de perdre leur identité.

La similitude, la proximité, le voisinage peuvent menacer notre identité du fait de la crainte de l’effraction par l’envahissement des autres. Nous pouvons être amenés à détester ce qui est proche de nous et nous ressemble quand la frontière imaginaire ou réelle qui nous sépare et nous différencie d’eux s’estompe ou s’efface. C’est alors que nous nous comportons affectivement les uns envers les autres comme les porcs épics transis de froid de la célèbre parabole de Schopenhauer : aucun ne supporte de l’autre un rapprochement trop intime. Aussi, les petites différences se traduisent-elles en sentiments d’hostilité entre les individus, en les protégeant de la menace qui porte sur leur identité. Celui qui nomme et définit la différence se pose ainsi en s’opposant à l’alter ego, en nourrissant des haines et des intolérances bien plus grandes à l’égard du proche que du lointain. L’intolérance au presque pareil constitue l’une des sources de l’illusion identitaire.

La vie politique fourmille d’exemples illustrant ce mécanisme : la contestation systématique des mesures prises par le gouvernement pour contrer la pandémie et les polémiques qui en découlent, la division de la gauche et la multitude des candidatures à la future élection présidentielle de 2022 : Mélanchon, Montebourg, Hidalgo, Jadot, Royal, etc, etc…

Les divisions actuelles viennent bien moins de querelles d’idées ou de sensibilités que d’une volonté de faire entendre sa petite musique perso ou celle de ceux que la presse appelle « les proches », ceux qui prétendent former une « identité » en travaillant, par exemple chez Montebourg, à former un nouveau parti politique « ayant vocation à faire émerger de nouveaux profils en s’adressant à tous les Français au-delà de la gauche ». Cette langue de bois dans laquelle la légitimation de l’identité l’emporte sur l’argumentation traverse tous les camps, tous les partis, toutes les sensibilités actuelles.

La notion introduite par Freud de « narcissisme des petites différences » décrit une structure politique ou une dynamique de groupe  bien davantage qu’un trait de caractère personnel.   Elle constitue l’une des sources de l’illusion identitaire qui consiste à revendiquer une différence de détail comme un trait identitaire.

« Toutes les fois que deux familles contractent alliance par mariage, écrit-il, chacune se considère comme supérieure à l’autre (…) ; deux villes voisines se font l’une à l’autre une concurrence jalouse ; chaque petit canton est plein de mépris pour le canton voisin. Des groupes ethniques étroitement apparentés se repoussent réciproquement : l’Allemand du Sud ne supporte pas l’Allemand du Nord, l’Anglais dit tout le mal possible de l’Ecossais, l’Espagnol méprise le Portugais » observe-t-il. C’est ce « narcissisme qui aspire à son auto-affirmation » qui conduit, comme dans la parabole de Schopenhauer sur les porcs épics à mal supporter un rapprochement trop intime avec ses semblables.

Le narcissisme des petites différences donne une telle importance aux différences de détails que celles-ci sont revendiquées comme des traits identitaires. Avec la polémique à propos de l’hydroxychloroquine, naîtront des groupes pro-Raoult comme naissent des groupes anti-vaccins ou des groupes complotistes qui font des « petits détails » agrégateurs d’infranchissables remparts.

Si le narcissisme des petites différences engendre des polémiques absurdes dans lesquelles les vitupérations et les caricatures sont légion - cas de figure qui constitue un moindre mal -, ces postures peuvent aussi conduire à des rejets et à des ostracismes violents, radicaux, faisant courir un péril à la démocratie. L’actuelle fin de présidence de D. Trump en fournit une belle illustration.

Si tel ou tel trait particulier nous permet de nous distinguer les uns des autres, c’est grâce à sa capacité à créer des écarts et une distance qui mettent au travail, en explorant ce qui est séparé. C’est ainsi qu’un jeu de relations peut vivre, qu’un commun de l’humain, pour reprendre une expression de François Jullien, peut naître, qu’une altérité peut exister.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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M
Merci Jean pour cet article passionnant où il apparaît que les « petites différences » servent de support à des enjeux quasiment guerriers. <br /> Notre XXIème siècle, avec ses revendications égolâtres de jouissance à tous crins, s’acheminerait-il vers la mort de l’altérité ? En tous cas c’est ce que donne à voir la société du spectacle. Aujourd’hui , sauf exceptions, les gens ont du pain. Mais c’est avec les jeux du cirque que l’on se constitue une clientèle.<br /> Bien amicalement.
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