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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Tenter de percevoir les mouvements profonds qui décident de la marche de l’histoire.

France Gall, une stoïcienne

Publié le 12 Janvier 2018 par Jean Mirguet in Philosophie

         

En hommage à France Gall, décédée il y a quelques jours, France 3 diffusait, en début de semaine, un document de 2001, France Gall par France Gall .

            La chanteuse y retrace sa vie, émaillée de ce qui furent des blessures indélébiles   (les morts de son mari Michel Berger et de sa fille Pauline, particulièrement) mais dont elle a su, manifestement, tirer une force : de la même façon qu’on dit qu’une plante « reprend », elle témoigne dans ce document de la façon dont elle a développé de nouvelles racines et dont sa vie a repris vigueur. D’autres parleraient de résilience.

            Elle a repris sa vie – à entendre littéralement - au sens où François Jullien écrit, dans Une seconde vie, que grâce au recul acquis, à tout ce qui est traversé, « une interrogation renaît, un intérêt reprend, et même plus fort que précédemment parce que je sais mieux ce que j’en attends ».

 

            Cette femme – qui est loin d’être la poupée nunuche qu’on pourrait être tenté de voir - a su opérer un travail de décantation, celui qui lui a permis de mettre à distance, de se déprendre des événements traumatiques qui ont émaillé sa vie : blessure dans l’après-coup de l’interprétation de Sucettes à l’anis, meurtrissures amoureuses, mort de son mari, de sa fille…

 

             Dans ce document, une femme lucide parle.

            Lucide au sens où, par exemple, François Jullien écrit que la lucidité est issue d’un devenir : « On devient lucide par expérience » c’est-à-dire au contact des choses. La lucidité « s’atteint processuellement et par dégagement : de la lumière vient d’elle-même, par immanence, à partir de tout ce qu’on a vécu et traversé (…) La lucidité naît d’un dépouillement laissant émerger ce qui n’est plus enjolivé – ni enrobé ni embué ni englué » : elle constitue un savoir y faire avec un « réel à nu, déshabillé ». Aussi, une vérité se découvre-t-elle de ce qui la masque dans le discours.

          Le document démarre sur les chapeaux de roue quand France Gall déclare tout de go que très peu de gens n’ont pas peur, « moi, je n’ai aucune peur … de rien », affirme-t-elle. A l’entendre aussi déterminée, on ne doute pas un instant de la vérité profonde de son propos.

            « J’y vais, envers et contre tout », continue-t-elle. Cela a été sa manière, par exemple, d’aborder Poupée de cire poupée de son à la télévision. Elle n’avait manifestement rien à perdre, en sachant rester une énigme pour un Serge Gainsbourg qu’elle admirait et qui, perversement perspicace avait su percevoir qui se cachait derrière cet angélisme de façade, cette apparente candeur.

Il lui fera chanter :

Mes disques sont un miroir 
Dans lequel chacun peut me voir 
Je suis partout à la fois 
Brisée en mille éclats de voix

Il lui interprétera :

Toi, tu n'es qu'un bébé

Rien qu'un bébé loup

Tu as des dents de lait

Pas des dents de loup

A quoi elle répliquera :

Oui je suis un bébé

Rien qu'un bébé loup

Oui, j'ai des dents de lait

Des dents de lait de loup

 

            Elle avoue avoir été une petite fille exerçant un métier d’adulte … fausse ingénuité ou fraîcheur de l’innocence (… pour ceux qui croient encore à l’innocence des enfants) ?

            Avec Les sucettes à l’anis dont elle dit que cette chanson l’a incroyablement blessée, elle s’est trouvée confrontée, dans l’après-coup, au traumatisme de la sexualité : « ça a changé mes rapports avec les garçons. Je les voyais tous lubriques. Je ne suis pas sortie pendant des mois après ce disque. J’avais 18 ans. Je n’ai pas ajouté ce poids à Serge Gainsbourg en lui parlant de ma blessure. A partir du moment où c’était fait, il l’avait fait, le mal était fait. J’ai fait comme si de rien n’était (…) C’était ce qu’il imaginait de moi, ce que j’étais, ce que je projetais qui était intéressant et qu’il avait envie de dire et c’est en cela qu’il était Gainsbourg ».

            « Lucidité, un niveau auquel a accédé la conscience », écrit encore François Jullien ; lucidité qui dit « la sortie d’une indistinction par laquelle on se laissait abuser », qui vous met face à une réalité dépouillée de ses illusions.

            « Résultant d’une expérience décantée », la lucidité décape

 

            A la mort de sa fille âgée de 19 ans,  elle s’est sentie investie d’une force. Il fallait assurer et elle a eu le sentiment qu’on lui donnait cette force. Ce qui lui importait était de savoir comment faire pour que ses enfants trouvent à nouveau la vie belle.

            Elle ne craint pas d’articuler des paroles que plus d’un pourraient juger scandaleuses : « C’est tellement extraordinaire de vivre un truc pareil, je voulais vraiment le vivre en face. J’ai tout de suite voulu être la maman qui réussit le plus au monde à survivre et à intégrer cette idée d’avoir perdu un enfant. Parce que sinon on est foutu si on est dans le regret. Ma façon de penser a été de me dire que ça avait été extraordinaire de l’avoir connue pendant 19 ans. On me l’a reprise mais j’ai pensé : quelle chance j’ai eu de la rencontrer. Ce sont des idées très fortes qui m’ont aidées. C’est pas le bonheur qui nous fait évoluer, c’est ces choses qu’on nous donne, incroyables à surmonter et je crois que je les ai surmontées ».        

Elle ajoutera discrètement qu’elle a lu Les Consolations de Sénèque.

            François Jullien, à propos de ce que la maladie nous apprend ou plutôt de ce dont elle nous déprend, écrit que « naît bien un soupçon “dangereux “ à l’égard de tout ce que à quoi jusqu’à présent ingénument on se fiait ; mais ce soupçon lui-même est fécond à hauteur du risque affronté ».

            … Et, découvrant à quel point elle aimait chanter, c’est ainsi qu’elle s’est soignée.

 

           

Puisque Sénèque, et donc le stoïcisme, sont sa référence, concluons par ces lignes écrites, dans La vie heureuse, par ce grand philosophe de l’Empire romain.

            « Vois-tu ces hommes qui vantent l’éloquence, qui suivent la richesse, qui flattent le crédit, qui exaltent la puissance ? Tous ou sont des ennemis, ou ce qui revient au même peuvent être des ennemis. Le peuple des envieux est aussi nombreux qu’est nombreux celui des admirateurs (…)

            Personne en effet ne peut être dit heureux qui est chassé de la vérité. Donc la vie heureuse est celle dont un jugement droit et sûr fait la base immuable. Alors, en effet, l’esprit est purifié et libéré de tout mal, puisqu’il évite non seulement les  déchirures, mais encore les égratignures en demeurant toujours là où il est établi et en retrouvant son équilibre même si la Fortune le harcèle de sa fureur (…).

          La vertu suffirait-elle pour vivre heureux ? Parfaite et divine qu’elle est, pourquoi n’y suffirait-elle pas ? Elle a même plus qu’il ne faut. Que peut-il manquer, en effet, à un être placé en dehors de toute convoitise ? Qu’a-t-elle affaire de l’extérieur, l’âme qui rassemble tout en elle ? Quant à l’homme qui chemine vers la vertu, quels que soient déjà ses progrès, il a besoin de quelque indulgence de la fortune, lui qui lutte encore dans l’embarras des choses humaines, tant qu’il n’a pas délié ce nœud et rompu tout lien mortel. Où donc est la différence ? C’est que les uns sont attachés, les autres enchaînés ; d’autres n’ont pas un membre qui soit libre.            

        L’homme qui touche à la région supérieure, qui a gravi plus prés du faîte, ne traîne après lui qu’une chaîne lâche ; sans qu’il soit libre encore, il est déjà bien prés de l’être. »

 

 

 

 

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O
voilà un article qui mériterait d'être publié!
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