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QUE PUIS-JE SAVOIR ?

Penser ce qui se passe et ce qui nous arrive, pour faire grandir

DONNER, RECEVOIR

Publié le 16 Juillet 2025 par Jean Mirguet

 

J’ai récemment pris l’initiative de démarrer une cagnotte solidaire ayant pour but de réunir des fonds pour financer la reconstruction de la maison de mes enfants, partie en cendres lors de l’incendie ayant ravagé des quartiers de L’Estaque, au Nord de Marseille, dans l’après-midi du 8 juillet dernier.

Rebâtir une maison, remplacer le mobilier détruit, reprendre une vie normale demandent du temps et des moyens. Les démarches auprès des assurances sont longues et compliquées, les services sont saturés après une catastrophe. Pendant cette période d’attente, les besoins sont urgents. Aussi, une cagnotte solidaire permet-elle d’apporter une aide précieuse pour aider rapidement à faire face aux premières dépenses sachant que, à ces questions matérielles, s’ajoutent des difficultés psychologiques dont, le plus souvent, la mesure n’est prise que plusieurs semaines après. 

Or, quelques jours après l’annonce de l’existence de cette cagnotte et, alors que les dons affluent et que s’exprime un véritable mouvement d’entraide, de partage, de fraternité, je me rends compte que les choses ne sont pas si simples, que faire un don et le recevoir sont plus difficiles qu’on ne le croit quand l’acte de donner et celui de recevoir un don sont marqués d’ambivalence.

Je voudrais témoigner ici de ce que cette expérience fait apparaître, ce fait souvent constaté que, à la suite d’un don, le receveur peut être confronté à un paradoxe : celui de se sentir endetté et redevable et, arguant qu’il y a plus malheureux que lui, voudrait rendre, sous une forme ou une autre, ce qui lui a été donné.

Donner comporterait-il donc des risques si donner a l’effet inverse que celui escompté? Est-il acceptable de recevoir sans donner en retour ?

Un don est un bien gratuit, offert avec délicatesse par un donateur n’exigeant pas de contrepartie. Mais recevoir un don peut offenser le receveur, l’humilier ou lui donner l’impression d’être le destinataire d’un acte de charité. De même, des effets pervers du don sur le receveur peuvent exister quand le don masque des stratégies de domination et de distinction sociale.

Un don reçu de quelqu’un et exigeant de sa part un sacrifice suscite en nous la plus grande gratitude. La Chanson pour l’Auvergnat de George Brassens exprime cette gratitude infinie que l’on ressent pour les petits dons offerts par des inconnus dans les moments d’infortune :

Elle est à toi cette chanson
Toi l'Auvergnat qui sans façon
M'a donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid
Toi qui m'as donné du feu quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
M'avaient fermé la porte au nez
Ce n'était rien qu'un feu de bois
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
À la manière d'un feu de joie
Toi l'Auvergnat quand tu mourras
Quand le croque-mort t'emportera
Qu'il te conduise à travers ciel
Au père éternel

Toutefois, cette gratitude provoque chez le receveur une envie de donner à son tour et le sentiment d’être redevable, faisant du don un système de dette. Mais ici, la dette n’a rien à voir avec ce qu’elle est dans le domaine économique car elle désigne, comme l’indique le sociologue Jacques T. Gotbout, un état de la relation plutôt qu’une mesure précise de ce qui circule.

Recevoir un don d’argent n’a pas qu’une valeur marchande ou économique car, au-delà, le don contient un message. De sorte que le don fait tomber les masques et révèle la personne. La circulation des choses par le don affecte ce que nous sommes. Elle touche à notre identité.

Pourquoi ces multiples effets ? Car le don, étant libre, engendre la dette, une dette symbolique puisque, comme l’a montré l’anthropologue Marcel Mauss, le don est un mode de circulation fondamental. Dans sa théorie du don, il nous indique que celui qui reçoit ressent à un niveau plus ou moins conscient l’obligation absolue de rendre. Il devient notre débiteur. Dans une étude comparative sur l’organisation de sociétés mélanésiennes, il a découvert que le don/contre-don était un contrat fondateur des liens sociaux, « une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social ». Aussi, le donneur possède-t-il une forme de prestige ou d’honneur dans le fait de savoir-donner alors que le receveur doit savoir-recevoir pour ensuite savoir-rendre à d’autres « un équivalent » de ce qu’il a reçu.

Mais le souci de rendre et de rétablir un équilibre entre donneur et receveur risque également de transformer le geste gratuit en une forme d’échange économique, le don perdant ainsi sa nature symbolique et relationnelle pour devenir une transaction, révélant ainsi une dégradation du lien de confiance ou de générosité que le don implique.

La dette créée par le don peut être positive ou négative, dette positive quand elle est symbolique, dette négative quand elle est économique. Jacques T. Godbout (Le don au-delà de la dette) pointe les conséquences subjectives de la participation à une société étayée sur les valeurs utilitariste des rapports marchands. La consommation, le comportementalisme valorisent l’intérêt matériel, l’enrichissement, le calcul en marquant le déni d’une dimension symbolique de l’objet. C’est l’intérêt calculable du consommateur qui devient la valeur suprême. Il en résulte une sorte de légèreté du lien social qui ne fait que nier la dette symbolique. S’installe alors la quête du bonheur de consommer, celle qui fait de tout objet (et parfois même des relations) une marchandise. J. Godbout situe historiquement  ce modèle et son idéologie : « La métamorphose de la consommation de vice en vertu est l’un des plus importants événements sociaux (et l’un des moins étudiés) du XXe siècle ».

Mais que donne-t-on quand on donne et quelle valeur symbolique possède ce don ?

L’acte de donner et celui d’aimer sont très fréquemment associés. « Aimer, c'est donner, écrit Pessoa. Plus grand est le don, plus grand est l’amour ».

Le don et l’amour sont indissolublement liés. Dans la relation, donner c’est avant tout donner de la disponibilité, de l’écoute, qui montrent à l’autre qu’il est important pour nous, que nous lui portons de l’attention et de l’amour.

C’est aussi sortir de sa zone de confort puisqu’en acceptant le don d’un autre, on accepte son aide c’est-à- dire de nous donner ce qui nous manque. Aussi, accepter d’être aidé est-il une façon de reconnaître ses propres limites et d’admettre qu’on a besoin des autres. C’est une façon d’entrer dans l’altérité et d’accueillir la différence.

Donner et recevoir n’ont donc rien d’anodin dans la mesure où nos échanges révèlent qui nous sommes, dessinent les bases d’une relation. Donner et recevoir sont au cœur du lien, de relations basées sur la fluidité des échanges et l’interdépendance c’est-à-dire l’acceptation d’une certaine part de dépendance de l’autre et à l’autre.

Ne s’agit-il pas là de notre capacité à donner sans attentes excessives, à accepter ce que l’autre nous propose sans se sentir assujetti ? Rendre de la gratitude en retour, dans un aller-retour qui tisse le lien au fil du temps.

La Cagnotte des autres est toujours active et vous pouvez encore la rejoindre en suivant ce lien  https://app.lacagnottedesproches.fr/cagnotte/incendie-de-leur-maison-a-marseille/

commentaires

DE L’INTIME À L’OBSCÈNE

Publié le 11 Juin 2025 par Michel Brun

Qu’est-ce qui se joue comme trame idéologique dans l’improbable interface entre l’intime et l’obscène, entre le secret et le donner à voir ? La publicité a son mot à dire lorsqu’elle vend du sexe en prenant prétexte d’un banal lubrifiant. Et la marque Durex y excelle.

 

Passé le premier choc de l’image publicitaire, surgit une question brûlante pouvant interpeler autant les partisans que les adversaires du wokisme : est-ce ce que la promotion par la société Durex, et via Facebook, de la sodomie homosexuelle interraciale doit ou non être considérée comme une avancée sociale et éthique sans précédent ?

À chacun d’y répondre depuis son point de vue…

Par ailleurs, vu le contenu de cette affiche publicitaire, il est clair qu’elle a valeur d’argumentaire et qu’elle participe à sa manière à l’instrumentalisation idéologique du corps. Allant dans le sens du vent, en wokisant ici la complémentarité du Yin et du Yang, du noir et du blanc.

Prendre le corps en otage n’est pas une nouveauté, cela procède d’une facilité, celle d’un discours qui entend s’épargner tout effort de pensée. Un seul exemple suffira à l’illustrer : souvenons-nous de l’antithèse entre le corps glorieux des purs Aryens, fantasmé par le nazisme, et celui des juifs, considéré comme dégénéré, comme un déchet, et de ce fait voué au crématoire.

Ajoutons qu’il ne s’agit pas seulement dans ce contexte d’une simple mise en scène consumériste de l’empire des sens, mais de l’exposition sans médiation, “sans voile”, de la jouissance, court-circuitant la polyphonie des mots qui adoucissent la crudité du réel, du sexe et de la mort.

Et dans le droit fil de ce qui précède on peut s’interroger sur ce qu’est devenue aujourd’hui cette valeur intemporelle qu’est la pudeur, juste contrepoint de l’obscène. Pudeur qui préserve l’inaliénabilité du corps humain, et par conséquent sa dignité. 

En faisant usage d’une rhétorique de l’image et d'un texte très explicite, Durex met en représentation ce qui fut jusqu’à aujourd’hui la plus taboue des pratiques sexuelles, la sodomie, jouant sur les registres combinés de la transgression et de la transfrontalité raciale, dans le but manifeste de provoquer un choc psychologique à des fins commerciales. L’argent n’a pas d’odeur et l’éthique s’efface devant la logique du profit !

Le secret de l’intimité sexuelle et de ses multiples facettes appartient à chacun. Et il n’est pas à moraliser. Mais il est ici comme fracturé par l’agressivité de l’image et de sa violence exhibitionniste.

L’intime de la pratique sexuelle est dévoilé. Il est mis à mal par l’hubris publicitaire, littéralement donné en pâture aux multiples regards d’une foule virtuelle, complice à son insu du développement de la pornocratie, autre nom de l’envahissement tentaculaire de la jouissance au cœur du social.

À rappeler que pour la psychanalyse la jouissance est ce qui de la pulsion, en ne tolérant aucune limite, met en échec la fonction humanisante, régularisante et contenante du registre symbolique.

À ce titre, il est de plus en plus fréquent que les débordements de la sémantique publicitaire soient l’un des symptômes, et non des moindres, d’une société malade de ses excès et du ratage de l’amour.

commentaires

A propos de la psychologie positive

Publié le 10 Février 2025 par Jean Mirguet

Article paru sur le site Oedipe.

Gérard Neyrand, Critique de la pensée positive. Heureux à tout prix ?

Éditions Érès, 2024. (240 pages, 23€)

Interview de l’auteur par Claude Schauder

 Quel bonheur d’apprendre qu’après avoir été dûment formés à la psychologie positive, à l’éducation positive et au management positif, nous pourrons bientôt tous disposer de compétences de haut niveau susceptibles de permettre à nos contemporains de jouir d’une sexualité véritablement positive. Ceci grâce à une formation certifiante en thérapie conjugale et en sexualité positive, dont l’offre parue en ligne (https://formationsexologue.eu/) stipule qu’être « un excellent sexologue nécessite également d'être un thérapeute de couple compétent et vice versa » (!)

Comment résister à de pareilles promesses promptes à conduire en EHPAD les toquards qui, hier encore, croyaient que celles-ci n’engageaient que ceux qui attendaient du pervers qu’il leur fournisse la clé universelle de la jouissance !

 

De facto source, apparemment inépuisable, d’affaires juteuses, la « positive attitude » est désormais aussi bien installée dans les têtes de gondoles de nos librairies que dans celles de nombre de nos contemporains :  la pensée positive s’est profondément introduite dans nos intimités et peut prétendre sans complexe nous rendre « Heureux à tout prix » !

Sociologue spécialiste de la famille, des relations qui s’y nouent, de l’éducation qui y est dispensée et des politiques dont elles font l’objet, disposant par ailleurs de solides références en psychologie clinique, Gérard Neyrand propose ici un ouvrage susceptible de répondre aux questions de ceux qui s’interrogent sur ce que recèle cette prétention !

Sur quoi repose donc le succès et l’impact de ces approches alors même que les bases scientifiques dont elles se réclament sont tout sauf validées et que les résultats attendus ne sont réellement positifs que pour le bilan comptable des entreprises qui en font la promotion et le commerce ?

 

 S’appuyant sur une documentation aussi complète que sa pratique de l’analyse des discours tenus par les tenants de ces approches, l’auteur se livre à   une critique approfondie de la pensée positive contemporaine en retraçant les principales étapes de son histoire depuis son émergence dans le discours marchand publicitaire et son développement dans le discours social et médiatique.

 

Interview :

 

CS : Le titre de votre livre annonce une critique de la pensée positive, et non de l’éducation ou la parentalité positives, qu’entendez-vous alors par ce terme général de « pensée » ?

 

GN : Ce terme m’a semblé le plus pertinent, par son caractère englobant et généralisant, car si les expressions contemporaines de cette pensée portent sur l’éducation, la parentalité ou le management, elles s’inscrivent dans un mouvement plus large, qui les a précédées et s’est établi au moment où le capitalisme est devenu un système économique basé sur la consommation de masse à partir de la fin du XIXe siècle. Il s’est donc agi d’établir une généalogie d’une pensée positive qui a accompagné le développement du capitalisme par un discours et des procédés de valorisation des marchandises devenus hégémoniques : la publicité et le marketing [1]. Procédés consuméristes qui ont été relayés par des expressions plus explicitement psycho-moralistes de la pensée positive, avec Émile Coué ou Vincent Peale, puis une volonté de légitimation scientifique exacerbée avec la psychologie positive au tournant du XXI e siècle.

 

CS : Qu’est-ce qu’apporte votre approche par rapport à celles plus spécifiquement centrées sur la psychologie positive, l’éducation ou la … sexualité (!) du même nom ?

 

GN : Elle ne se situe pas au même niveau, car elle interroge le contexte épistémologique d’une pensée promue par le développement économique, en osmose avec une certaine morale religieuse inspiratrice du capitalisme et la volonté de toute idéologie de se légitimer, en l’occurrence dans les sociétés modernes par la référence à la science. Mais une science censée trouver sa rigueur dans les méthodes des sciences de la nature, et qui dénie aux sciences humaines et sociales la pertinence de leur démarche, non seulement pour ce qui concerne la sociologie ou l’anthropologie mais a fortiori encore plus pour la psychanalyse. Le problème est que les faits psychiques comme les faits sociaux ne sont pas isolables, ni reproductibles en laboratoire, et qu’ils ne peuvent se satisfaire pour en rendre compte de la référence à la seule psychologie comportementale ou à un détournement des résultats de neurosciences, dont les spécialistes reconnaissent eux-mêmes leur état encore balbutiant, et leur incapacité à donner une quelconque explication de la pensée ou de la société [2]. Comme le dit la neuroscientifique Samah Karaki, « on ne peut pas comprendre le trafic routier en ouvrant le capot des voitures [3] ».

Mon approche montre ainsi l’élaboration progressive de cette pensée, depuis son apparition à la fin du XIXe siècle, puis sa formalisation au milieu du XXe siècle par les pasteurs Norman Peale et Joseph Murphy, auteurs de best-sellers mondiaux[4], et son exacerbation avec la création de la psychologie positive à la fin du XXe siècle, suivi par un véritable déchaînement de cette pensée au XXIe siècle avec la mondialisation, le développement des médias numériques, des écrans et des réseaux sociaux… et son impact extrêmement problématique sur l’éducation et sur tous les domaines de la vie humaine, maintenant la sexualité[5]…

 

CS : Le livre d’Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, établit une critique fouillée de l’idéologie du bonheur, portée aux Etats Unis par la psychologie positive et par une industrie portant une vision individualiste du bonheur, visant à nous convaincre que ce n’est qu’en nous-même que nous pouvons trouver celui-ci. Comment se situe votre travail par rapport au leur, et quelles éventuelles divergences noteriez-vous ?

 

 GN : Cabanas et Illouz dans Happycratie traitent d’une idéologie du bonheur caractéristique du contexte anglo-saxon, particulièrement aux Etats-Unis, et à sa version idéal-typique du néolibéralisme, celle du self made man. Leur sous-titre est tout à fait révélateur du projet : « Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». Ils s’intéressent d’abord à l’idéologie américaine du bonheur comme légitimation du capitalisme américain, en se centrant sur le secteur professionnel ; alors que je traite plutôt de l’idéologie positiviste se développant notamment en France, en me centrant plus sur les effets sur la famille et l’éducation. Le contexte français étant spécifique : le modèle anglo-saxon, notamment américain, est véritablement libéral en économie, en même temps il est allié à une présence religieuse toujours très importante, censée le justifier. Y correspond une conception traditionnelle de la famille aux rôles de sexe bien différenciés et une implication forte du religieux dans le système social et ses dimensions politiques. A la différence de la France, dont la tradition républicaine a permis la mise en place d’un Etat social fort, la séparation des pouvoirs, puis l’effondrement de la pratique religieuse, et une remise en cause du modèle familial traditionnel et de la dissymétrie des genres.

Mon approche apporte donc des correctifs par rapport à Happycratie, en montrant que la même logique néolibérale hégémonique se diffuse différemment selon les contextes socio-politiques, et que la tradition républicaine française résiste quelque peu à cette volonté d’emprise individualiste néolibérale positiviste, mais que c’est par les biais des médias, de la publicité omniprésente et des réseaux sociaux que la pensée positive a trouvé les supports de sa diffusion problématique, et qu’elle impacte en retour le rapport à l’école et aux institutions.

 

A la fin de leur livre, lu en 2019, j’ai noté le projet du mien : Critique de la pensée positive. Avec comme sous-titre : « Les illusions de l’individualisme néolibéral ou la volonté hégémonique de la marchandise ». Mon éditeur, érès, l’a trouvé trop long et intello, et on a opté pour : « Heureux à tout prix ? ». Ils avaient proposé « Le bonheur à tout prix », mais je n’ai pas voulu reprendre le terme « bonheur », notamment parce qu’il était trop attaché à leur livre, et que le mien portait sur la pensé positive pas sur le bonheur avant tout.

 

CS : Alors, comment s’est élaboré le choix de votre titre ?

 

GN : En fait, comme pour Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité (érès, 2011) où j’avais plagié Foucault (aussi bien Surveiller et punir que La volonté de savoir et son « dispositif de sexualité »), là j’ai plagié Kant (Critique de la raison pure), d’où ma citation de Kant sur le bonheur, ce « fruit de l’imagination ». Ces reprises de titres emblématiques ne sont certainement pas neutres. Je pense qu’il y a un lien avec mon origine sociale plutôt modeste mais valorisant le savoir, et la question de la légitimité de ceux qui ne sont pas des héritiers, de leur reconnaissance, de l’identité amenée à progressivement se transformer. Sans que j’aie eu véritablement conscience de ce à quoi ça renvoyait. Ce n’est pas à un public de psys que je vais l’apprendre, qui a pour le moins une certaine connaissance de la complexité du fonctionnement inconscient.

 

Mon travail vise donc à réaliser une généalogie de « la volonté hégémonique de la marchandise », autrement dit d’une évolution du capitalisme au départ inspiré par le protestantisme ascétique de Calvin et Luther, et devenant au fur et à mesure qu’il entre dans la logique de consommation de masse un capitalisme hédoniste. D’où le début du livre sur « Au bonheur des dames » de Zola et l’apparition des grands magasins. Ce qui renoue avec ma thèse, 45 ans auparavant.

 

Mais, pour accompagner le développement de la publicité et de la consommation de masse, il faut un discours de justification, qui se concrétise avec cet amalgame entre le religieux et le scientifique que réalise la pensée positive, avec Coué, mais surtout Peale et Murphy ; sans qu’il s’agisse, bien sûr, d’une opération volontaire et rationnelle, mais plutôt d’une logique de système qui se développe en produisant les conditions de sa pérennité.

 

CS : Après avoir déconstruit la proximité de la pensée positive avec le développement du néolibéralisme et sa dominance depuis la crise pétrolière du milieu des années 1970, vous développez une critique extrêmement documentée de la psychologie positive, puis de ses applications dans l’éducation positive, et enfin la parentalité positive, qui trouve un support majeur avec le rapport du Conseil de l’Europe de 2006, La parentalité positive dans l’Europe contemporaine. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

 

GN : ll est intéressant de noter que la prise de position du Conseil de l’Europe en faveur de la parentalité positive en 2006 renvoie quasi-exclusivement au contexte de recherche anglo-saxon. Quasiment tous les chercheurs sont anglophones et toutes les références sont en anglais, avec un peu des pays nordiques, et le modèle est référé à la psychologie positive américaine, mais avec cette nuance qu’y est mise en avant l’importance des interdits et des sanctions les accompagnant. Ce qui sera vite évacué dans la diffusion de la parentalité positive au nom des violences éducatives ordinaires que seraient aussi les interdits ! Les critiques de l’intitulé du rapport « La parentalité positive dans l'Europe contemporaine » font que l’année suivante le livre qui en est issu devient ; « La parentalité dans l’Europe contemporaine, une approche positive » …

 

Dans le chapitre sur les ambiguïtés de l’éducation positive, je montre à quel point cette nouvelle façon de concevoir l’éducation, qui s’appuie au départ sur le mouvement de contestation post-68 de l’éducation traditionnelle, jugée trop sévère et patriarcale, va progressivement dériver vers une contestation de la présence même d’interdits dans l’éducation des jeunes enfants, et, a fortiori, des sanctions, portée par la prolifération de coachs parentaux et de discours prônant une attitude explicative du bien-fondé de ce qu’il ne faut pas faire, censé suffire pour convaincre les enfants de changer d’attitude. Mais comme tous les éducateurs et les psys le savent, les enfants n’ont pas la maturité suffisante pour s’auto-éduquer et la responsabilité de leur formation incombe aux adultes, comme le montrent un grand nombre de travaux [6].

 

Les résultats sont alors contraires aux effets attendus chez ces parents aujourd’hui de plus en plus dans une proximité fusionnelle avec leurs enfants : des enfants insécurisés et devenant insupportables, et des parents épuisés et sombrant dans le burn-out [7] s’ils n’abandonnent pas de telles méthodes pseudo-éducatives.

 

L’effet en retour sur le rapport à l’école est doublement problématique : au niveau de la volonté de promouvoir l’éducation positive à l’école, portée par des structures diverses dans beaucoup de pays, et au niveau des attentes de plus en plus de parents. Dès la fin des années 2000, l’éducation positive s’est imposée comme un modèle dans beaucoup de pays, avec la création du Réseau d’éducation positive en 2014, avec cette idée qu’il faut former les enfants et les étudiants à travailler sur leur bien-être et l’objectif d’être heureux par soi-même, ce qui devrait permettre d’améliorer leurs résultats scolaires et leur santé mentale. Ce qu’aucune étude n’a pu montrer. Cela s’accompagne de l’expression chez beaucoup de parents des couches moyennes d’attentes en faveur d’une éducation positive qui devrait être apprise par les enseignants pour tenir compte au mieux de la spécificité de chaque enfant. Si la tradition scolaire française résiste quelque peu aux pressions de l’éducation positive à l’école, le hiatus entre les parents et les enseignants ne fait que se creuser, malgré les souhaits que l’on pourrait avoir d’une meilleure coéducation.

 

CS : Mais, selon vous, comment cette pensée a-t-elle pu prendre une telle place dans notre fonctionnement social ?

 

GN : ll m’a semblé alors qu’il était urgent de déconstruire les choses et de montrer comment cette pensée avait progressivement pris une telle place dans notre fonctionnement social, en se positionnant comme l’idéologie individualiste du néolibéralisme. Ce qui permet aussi bien de rejeter l’idée d’un sujet humain divisé et marqué par la logique inconsciente, animé de pulsions qu’il convient de canaliser pour pouvoir vivre avec les autres et dans la société, que de dénier l’importance de la société en tant qu’elle surdétermine les positions des individus et rend compte très largement des difficultés qu’ils peuvent rencontrer. Ne serait-ce parce que, comme le montrent justement les neuroscientifiques [8], du fait de sa néoténie le bébé humain ne dispose que de 10% de ses connexions nerveuses, les synapses, à la naissance, et que de ce fait l’impact de son entourage et plus globalement de son environnement est majeur dans son évolution. Au contraire de l’image du sujet néolibéral référé à l’homo oeconomicus, rationnel dans ses choix et son évolution, le sujet humain est d’emblée un être social, marqué par le milieu dans lequel il vit, et soumis à de multiples choix à réaliser en permanence, produisant d’autant plus des frustrations que son positionnement ambivalent renvoie aussi bien à l’inconscient qu’aux contraintes sociales. La canalisation nécessaire de ses pulsions produit ces « castrations symboligènes » théorisées par Françoise Dolto et la capacité à vivre plus ou moins harmonieusement en société.

C’est tout cela dont j’ai voulu rappeler l’importance, en montrant comment se sont historiquement constitués les leurres imaginaires censés rendre compte de notre situation contemporaine, et légitimant un ordre social inique et où les inégalités ne font que s’accroître. Contribuer, en quelque sorte, à restaurer un idéal démocratique en grande difficulté de nos jours.

 

[1] Ce que j’avais déjà approché dans ma thèse de sociologie soutenue en 1979 : Société de consommation et sexualité. Stratégies de pouvoir et logiques sociales.

[2] MACVARISH Jan, Neuroparenting. The expert invasion of family life, Londres, Palgrave Pivot, 2016 ; MOUKHEIBER Albert, Neuromania. Le vrai du faux sur votre cerveau, Allary éditions, 2024 ; GONON François, Neurosciences : un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités, Postface B. Golse, Champ social éditions, Nîmes, 2024.

[3] KARAKI Samah, Le talent est une fiction. Déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Jean-Claude Lattès, 2023.

[4] PEALE Norman V. La puissance de la pensée positive. Des méthodes simples et efficaces pour réussir votre vie, Paris, Marabout, 2013 (New-york, 1952). MURPJY Joseph, La Dynamique du bonheur : le succès, l'harmonie et l'épanouissement par la pensée positive, Saint-Jean-de-Braye : Dangles, 1980.

[5] PSALTI Iv, La sexualité positive. L’épanouissement affectif et sexuel est à la portée de tous ! La Musardine, 2022.

[6] QUENTEL Jean-Claude, « Les défis de l’éducation au regard du statut de l’enfant », Tétralogiques, n°28, 2023, 21-38 ; PRAIRAT Eirick, « Eduquer sans sanctionner ? Les malentendus de l’éducation positive », The conversation, 28 mai 2023 ; Spirale – La parentalité positive –, n°91, 2019.

[7] Comme le montrent Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam, dans Le burn-out parental. Comprendre, diagnostiquer et prendre en charge, (De Boeck, 2018), nous sommes passés d’un taux de burn-out parental de 1% en 2000 à près de 10% aujourd’hui.

 [8] VIDAL Catherine, « La plasticité cérébrale : une révolution en neurobiologie», Spirale n °63, 2012/3, 17-22.
 

 Quel bonheur d’apprendre qu’après avoir été dûment  formés à la psychologie positive, à l’éducation positive et au management positif , nous pourrons bientôt tous disposer de compétences de haut niveau  susceptibles de permettre à nos contemporains de jouir d’une sexualité véritablement positive. Ceci grâce à une formation certifiante en thérapie conjugale et en sexualité positive, dont l’offre parue en ligne (https://formationsexologue.eu/) stipule  qu’être « un excellent sexologue nécessite également d'être un thérapeute de couple compétent et vice versa » ( !)
Comment résister  à de pareilles promesses  promptes à conduire en  EHPAD les toquards qui,  hier encore, croyaient  que celles-ci n’engageaient  que ceux qui attendaient du pervers qu’il leur fournisse la clé universelle de la jouissance !
 
De facto  source, apparemment inépuisable, d’affaires juteuses, la « positive attitude » est désormais aussi bien installée dans les  têtes de gondoles de nos librairies que dans celles de nombre de nos contemporain :  la pensée  positive s’est profondément introduite dans nos intimités et peut prétendre  sans complexe nous rendre « Heureux à tout  prix » !
Sociologue spécialiste de la famille, des relations qui  s’y nouent, de l’éducation qui y est dispensée et des politiques dont elles font  l’objet, disposant  par ailleurs de solides références en psychologie clinique, Gérard Neyrand propose ici un ouvrage susceptible de répondre aux questions de ceux qui  s’interrogent sur  ce que  recèle cette prétention!
Sur quoi repose donc le succès et l’impact de ces approches alors même que les bases scientifiques dont elles se réclament sont tout sauf validées et que les résultats attendus ne sont réellement positifs que pour le bilan comptable des entreprises qui en font la promotion et le commerce ?

 S’appuyant sur une documentation  aussi  complète que sa pratique de l’analyse des discours tenus par les tenants de ces approches, l’auteur se livre à   une critique approfondie de la pensée positive contemporaine en retraçant  les principales étapes de son histoire depuis son émergence dans le discours marchand publicitaire et  son développement dans le discours social et médiatique.
Interview :
 
CS : Le titre de votre livre annonce une critique de la pensée positive, et non de l’éducation ou la parentalité positives, qu’entendez-vous alors par ce terme général de « pensée » ?
 
GN : Ce terme m’a semblé le plus pertinent, par son caractère englobant et généralisant, car si les expressions contemporaines de cette pensée portent sur l’éducation, la parentalité ou le management, elles s’inscrivent dans un mouvement plus large, qui les a précédées et s’est établi au moment où le capitalisme est devenu un système économique basé sur la consommation de masse à partir de la fin du XIXe siècle. Il s’est donc agi d’établir une généalogie d’une pensée positive qui a accompagné le développement du capitalisme par un discours et des procédés de valorisation des marchandises devenus hégémoniques : la publicité et le marketing[1]. Procédés consuméristes qui ont été relayés par des expressions plus explicitement psycho-moralistes de la pensée positive, avec Emile Coué ou Vincent Peale, puis une volonté de légitimation scientifique exacerbée avec la psychologie positive au tournant du XXI e siècle.
 
CS : Qu’est-ce qu’apporte votre approche par rapport à celles plus spécifiquement centrées sur la psychologie positive, l’éducation ou la … sexualité (!) du même nom ?
 
GN : Elle ne se situe pas au même niveau, car elle interroge le contexte épistémologique d’une pensée promue par le développement économique, en osmose avec une certaine morale religieuse inspiratrice du capitalisme et la volonté de toute idéologie de se légitimer, en l’occurrence dans les sociétés modernes par la référence à la science. Mais une science censée trouver sa rigueur dans les méthodes des sciences de la nature, et qui dénie aux sciences humaines et sociales la pertinence de leur démarche, non seulement pour ce qui concerne la sociologie ou l’anthropologie mais a fortiori encore plus pour la psychanalyse. Le problème est que les faits psychiques comme les faits sociaux ne sont pas isolables, ni reproductibles en laboratoire, et qu’ils ne peuvent se satisfaire pour en rendre compte de la référence à la seule psychologie comportementale ou à un détournement des résultats de neurosciences, dont les spécialistes reconnaissent eux-mêmes leur état encore balbutiant, et leur incapacité à donner une quelconque explication de la pensée ou de la société[2]. Comme le dit la neuroscientifique Samah Karaki, « on ne peut pas comprendre le trafic routier en ouvrant le capot des voitures [3]».
Mon approche montre ainsi l’élaboration progressive de cette pensée, depuis son apparition à la fin du XIXe siècle, puis sa formalisation au milieu du XXe siècle par les pasteurs Norman Peale et Joseph Murphy, auteurs de best-sellers mondiaux[4], et son exacerbation avec la création de la psychologie positive à la fin du XXe siècle, suivi par un véritable déchaînement de cette pensée au XXIe siècle avec la mondialisation, le développement des médias numériques, des écrans et des réseaux sociaux… et son impact extrêmement problématique sur l’éducation et sur tous les domaines de la vie humaine, maintenant la sexualité[5]
 
CS : Le livre d’Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, établit une critique fouillée de l’idéologie du bonheur, portée aux Etats Unis par la psychologie positive et par une industrie portant une vision individualiste du bonheur, visant à nous convaincre que ce n’est qu’en nous-même que nous pouvons trouver celui-ci. Comment se situe votre travail par rapport au leur, et quelles éventuelles divergences noteriez-vous ?
 
 GN : Cabanas et Illouz dans Happycratie traitent d’une idéologie du bonheur caractéristique du contexte anglo-saxon, particulièrement aux Etats-Unis, et à sa version idéal-typique du néolibéralisme, celle du self made man. Leur sous-titre est tout à fait révélateur du projet : « Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». Ils s’intéressent d’abord à l’idéologie américaine du bonheur comme légitimation du capitalisme américain, en se centrant sur le secteur professionnel ; alors que je traite plutôt de l’idéologie positiviste se développant notamment en France, en me centrant plus sur les effets sur la famille et l’éducation. Le contexte français étant spécifique : le modèle anglo-saxon, notamment américain, est véritablement libéral en économie, en même temps il est allié à une présence religieuse toujours très importante, censée le justifier. Y correspond une conception traditionnelle de la famille aux rôles de sexe bien différenciés et une implication forte du religieux dans le système social et ses dimensions politiques. A la différence de la France, dont la tradition républicaine a permis la mise en place d’un Etat social fort, la séparation des pouvoirs, puis l’effondrement de la pratique religieuse, et une remise en cause du modèle familial traditionnel et de la dissymétrie des genres.
Mon approche apporte donc des correctifs par rapport à Happycratie, en montrant que la même logique néolibérale hégémonique se diffuse différemment selon les contextes socio-politiques, et que la tradition républicaine française résiste quelque peu à cette volonté d’emprise individualiste néolibérale positiviste, mais que c’est par les biais des médias, de la publicité omniprésente et des réseaux sociaux que la pensée positive a trouvé les supports de sa diffusion problématique, et qu’elle impacte en retour le rapport à l’école et aux institutions.
 
A la fin de leur livre, lu en 2019, j’ai noté le projet du mien : Critique de la pensée positive. Avec comme sous-titre : « Les illusions de l’individualisme néolibéral ou la volonté hégémonique de la marchandise ». Mon éditeur, érès, l’a trouvé trop long et intello, et on a opté pour : « Heureux à tout prix ? ». Ils avaient proposé « Le bonheur à tout prix », mais je n’ai pas voulu reprendre le terme « bonheur », notamment parce qu’il était trop attaché à leur livre, et que le mien portait sur la pensé positive pas sur le bonheur avant tout. 
 
CS : Alors, comment s’est élaboré le choix de votre titre ?
 
GN : En fait, comme pour Soutenir et contrôler les parents. Le dispositif de parentalité (érès, 2011) où j’avais plagié Foucault (aussi bien Surveiller et punir que La volonté de savoir et son « dispositif de sexualité »), là j’ai plagié Kant (Critique de la raison pure), d’où ma citation de Kant sur le bonheur, ce « fruit de l’imagination ». Ces reprises de titres emblématiques ne sont certainement pas neutres. Je pense qu’il y a un lien avec mon origine sociale plutôt modeste mais valorisant le savoir, et la question de la légitimité de ceux qui ne sont pas des héritiers, de leur reconnaissance, de l’identité amenée à progressivement se transformer. Sans que j’ai eu véritablement conscience de ce à quoi ça renvoyait. Ce n’est pas à un public de psys que je vais l’apprendre, qui a pour le moins une certaine connaissance de la complexité du fonctionnement inconscient.
 
Mon travail vise donc à réaliser une généalogie de « la volonté hégémonique de la marchandise », autrement dit d’une évolution du capitalisme au départ inspiré par le protestantisme ascétique de Calvin et Luther, et devenant au fur et à mesure qu’il entre dans la logique de consommation de masse un capitalisme hédoniste. D’où le début du livre sur « Au bonheur des dames » de Zola et l’apparition des grands magasins. Ce qui renoue avec ma thèse, 45 ans auparavant.
 
Mais, pour accompagner le développement de la publicité et de la consommation de masse, il faut un discours de justification, qui se concrétise avec cet amalgame entre le religieux et le scientifique que réalise la pensée positive, avec Coué, mais surtout Peale et Murphy ; sans qu’il s’agisse, bien sûr, d’une opération volontaire et rationnelle, mais plutôt d’une logique de système qui se développe en produisant les conditions de sa pérennité.
 
CS : Après avoir déconstruit la proximité de la pensée positive avec le développement du néolibéralisme et sa dominance depuis la crise pétrolière du milieu des années 1970, vous développez une critique extrêmement documentée de la psychologie positive, puis de ses applications dans l’éducation positive, et enfin la parentalité positive, qui trouve un support majeur avec le rapport du Conseil de l’Europe de 2006, La parentalité positive dans l’Europe contemporaine. Pouvez-vous nous en dire un mot ?
 
GN : ll est intéressant de noter que la prise de position du Conseil de l’Europe en faveur de la parentalité positive en 2006 renvoie quasi-exclusivement au contexte de recherche anglo-saxon. Quasiment tous les chercheurs sont anglophones et toutes les références sont en anglais, avec un peu des pays nordiques, et le modèle est référé à la psychologie positive américaine, mais avec cette nuance qu’y est mise en avant l’importance des interdits et des sanctions les accompagnant. Ce qui sera vite évacué dans la diffusion de la parentalité positive au nom des violences éducatives ordinaires que seraient aussi les interdits ! Les critiques de l’intitulé du rapport « La parentalité positive dans l'Europe contemporaine » font que l’année suivante le livre qui en est issu devient ; « La parentalité dans l’Europe contemporaine, une approche positive »…
 
Dans le chapitre sur les ambiguïtés de l’éducation positive, je montre à quel point cette nouvelle façon de concevoir l’éducation, qui s’appuie au départ sur le mouvement de contestation post-68 de l’éducation traditionnelle, jugée trop sévère et patriarcale, va progressivement dériver vers une contestation de la présence même d’interdits dans l’éducation des jeunes enfants, et, a fortiori, des sanctions, portée par la prolifération de coachs parentaux et de discours prônant une attitude explicative du bien-fondé de ce qu’il ne faut pas faire, censé suffire pour convaincre les enfants de changer d’attitude. Mais comme tous les éducateurs et les psys le savent, les enfants n’ont pas la maturité suffisante pour s’auto-éduquer et la responsabilité de leur formation incombe aux adultes, comme le montrent un grand nombre de travaux[6].
 
Les résultats sont alors contraires aux effets attendus chez ces parents aujourd’hui de plus en plus dans une proximité fusionnelle avec leurs enfants : des enfants insécurisés et devenant insupportables, et des parents épuisés et sombrant dans le burn-out[7] s’ils n’abandonnent pas de telles méthodes pseudo-éducatives.

L’effet en retour sur le rapport à l’école est doublement problématique : au niveau de la volonté de promouvoir l’éducation positive à l’école, portée par des structures diverses dans beaucoup de pays, et au niveau des attentes de plus en plus de parents. Dès la fin des années 2000, l’éducation positive s’est imposée comme un modèle dans beaucoup de pays, avec la création du Réseau d’éducation positive en 2014, avec cette idée qu’il faut former les enfants et les étudiants à travailler sur leur bien-être et l’objectif d’être heureux par soi-même, ce qui devrait permettre d’améliorer leurs résultats scolaires et leur santé mentale. Ce qu’aucune étude n’a pu montrer. Cela s’accompagne de l’expression chez beaucoup de parents des couches moyennes d’attentes en faveur d’une éducation positive qui devrait être apprise par les enseignants pour tenir compte au mieux de la spécificité de chaque enfant. Si la tradition scolaire française résiste quelque peu aux pressions de l’éducation positive à l’école, le hiatus entre les parents et les enseignants ne fait que se creuser, malgré les souhaits que l’on pourrait avoir d’une meilleure coéducation.
 
CS Mais, selon vous, comment cette pensée a-t-elle pu prendre une telle place dans  notre fonctionnement social ?
 
GN : ll m’a semblé alors qu’il était urgent de déconstruire les choses et de montrer  Ce qui permet aussi
 comment cette pensée avait progressivement pris une telle place dans notre fonctionnement social, en se positionnant comme l’idéologie individualiste du néolibéralisme. bien de rejeter l’idée d’un sujet humain divisé et marqué par la logique inconsciente, animé de pulsions qu’il convient de canaliser pour pouvoir vivre avec les autres et dans la société, que de dénier l’importance de la société en tant qu’elle surdétermine les positions des individus et rend compte très largement des difficultés qu’ils peuvent rencontrer. Ne serait-ce parce que, comme le montrent justement les neuroscientifiques[8], du fait de sa néoténie le bébé humain ne dispose que de 10% de ses connexions nerveuses, les synapses, à la naissance, et que de ce fait l’impact de son entourage et plus globalement de son environnement est majeur dans son évolution. Au contraire de l’image du sujet néolibéral référé à l’homo oeconomicus, rationnel dans ses choix et son évolution, le sujet humain est d’emblée un être social, marqué par le milieu dans lequel il vit, et soumis à de multiples choix à réaliser en permanence, produisant d’autant plus des frustrations que son positionnement ambivalent renvoie aussi bien à l’inconscient qu’aux contraintes sociales. La canalisation nécessaire de ses pulsions produit ces « castrations symboligènes » théorisées par Françoise Dolto et la capacité à vivre plus ou moins harmonieusement en société.
C’est tout cela dont j’ai voulu rappeler l’importance, en montrant comment se sont historiquement constitués les leurres imaginaires censés rendre compte de notre situation contemporaine, et légitimant un ordre social inique et où les inégalités ne font que s’accroître. Contribuer, en quelque sorte, à restaurer un idéal démocratique en grande difficulté de nos jours.

 


[1] Ce que j’avais déjà approché dans ma thèse de sociologie soutenue en 1979 : Société de consommation et sexualité. Stratégies de pouvoir et logiques sociales.

[2] MACVARISH Jan, Neuroparenting. The expert invasion of family life, Londres, Palgrave Pivot, 2016 ; MOUKHEIBER Albert, Neuromania. Le vrai du faux sur votre cerveau, Allary éditions, 2024 ; GONON François, Neurosciences : un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités, Postface B. Golse, Champ social éditions, Nîmes, 2024.

[3] KARAKI Samah, Le talent est une fiction. Déconstruire les mythes de la réussite et du mérite, Jean-Claude Lattès, 2023.

[4] PEALE Norman V. La puissance de la pensée positive. Des méthodes simples et efficaces pour réussir votre vie, Paris, Marabout, 2013 (New-york, 1952). MURPJY Joseph, La Dynamique du bonheur : le succès, l'harmonie et l'épanouissement par la pensée positive, Saint-Jean-de-Braye : Dangles, 1980.

[5] PSALTI Iv, La sexualité positive. L’épanouissement affectif et sexuel est à la portée de tous ! La Musardine, 2022.

[6] QUENTEL Jean-Claude, « Les défis de l’éducation au regard du statut de l’enfant », Tétralogiques, n°28, 2023, 21-38 ; PRAIRAT Eirick, « Eduquer sans sanctionner ? Les malentendus de l’éducation positive », The conversation, 28 mai 2023 ; Spirale – La parentalité positive –, n°91, 2019.

[7] Comme le montrent Moïra Mikolajczak et Isabelle Roskam, dans Le burn-out parental. Comprendre, diagnostiquer et prendre en charge, (De Boeck, 2018), nous sommes passés d’un taux de burn-out parental de 1% en 2000 à près de 10% aujourd’hui.
[8]VIDAL Catherine, « La plasticité cérébrale : une révolution en neurobiologie », Spirale, n°63, 2012/3, 17-22.

 

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Hérice expose à la galerie du Poiron à Epinal

Publié le 7 Février 2025 par Jean Mirguet dans Art

Appelons-la  donc Hérice puisque c’est ainsi qu’à présent elle se nomme, elle l’artiste magicienne des couleurs.

Elle retrouve ses racines vosgiennes en exposant, durant une quinzaine de jours, à la galerie du Poiron à Epinal, son plus récent travail.

Manifestement, une nouvelle énergie habite cette artiste dont les toiles, pour la plupart de grand format, sont animées d’une vie irradiante et illuminant l’espace.

Comme Van Gogh qui donna au jaune ses lettres de noblesse, Hérice aime le jaune. Comme lui, de cette « haute note jaune », elle pourrait dire « c’est si beau le jaune ! ». Couleur de l’or, du soleil, du blé, couleur qui était pour lui "une envie, un besoin irrépressible d’affirmer son intensité et sa luminosité".

Couleur fondamentale, son jaune, chaud et lumineux, est incontestablement pur, conférant aux toiles une profondeur qui ensorcèle, fascine, magnétise, qui ne vous lâche pas, exerçant sur le spectateur son pouvoir de séduction.

Quant à ses bleus intenses et profonds, ils donnent accès à un monde invisible et énigmatique, dans lequel l'artiste nous propose d'entrer. "Bleus de la profondeur nous n'en finirons pas d'interroger votre mystère", écrit François Cheng.

Courrez voir cette belle exposition, elle éclairera à n’en pas douter votre journée !

 

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Publicité et perversion : l’ignoble comme ressort du marketing.

Publié le 13 Janvier 2025 par Michel Brun dans Charlie

C’est volontiers que je publie ce commentaire de Michel Brun. Décidément, rien n’arrête la crapulerie de ces campagnes publicitaires, obscur poison de la jouissance consommatrice faisant feu de tout bois pour vendre des bagnoles.

Il y a quelques jours, c’était la commémoration de l’attentat de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher. À la suite de ce massacre une vague d’indignation s’était propagée dans toute la France, accompagnée du slogan : « Je suis Charlie ».

Quelle ne fut pas ma stupeur de voir apparaître aujourd’hui à la télévision un écran publicitaire pour une voiture de luxe, affichant : « Je suis Audi ». Il faudrait être bien naïf pour croire que cette coïncidence temporelle est un pur hasard.

L’imagination des acteurs du marketing est sans limite lorsqu’il s’agit de manipuler le consommateur. Au point de ne pas hésiter à utiliser un procédé pour le moins ignoble afin de frapper les esprits.

Et je ne crois pas que l’allusion à un massacre soit le meilleur argument pour vendre une voiture. Mais l’argent et l’éthique n’ont jamais fait bon ménage.

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Des médias toxiques

Publié le 8 Janvier 2025 par Jean Mirguet dans Le malaise

La fatigue informationnelle

Le trop-plein d’informations et surtout d’informations toujours les mêmes nous empoisonne-t-il et engendre-t-il fatigue, stress, déprime ?

A cette question, une étude sur la fatigue informationnelle que vient de publier l’ObSoCo, l’Observatoire société et consommation de la Fondation Jean-Jaurès, dirigé par Gwénaëlle Gault, répond qu’un Français sur deux souffrirait d’un syndrome de fatigue informationnelle.

Depuis une dizaine d’années, la profusion des canaux d’information a bouleversé la manière de s’informer. Chaque événement est bousculé par un autre. Face à cette masse de nouvelles, nombreux sont ceux qui éprouvent des réactions de rejet et d’évitement.

Quand des millions de Français se mettent en retrait du champ informationnel et fuient un écosystème médiatique saturé d’informations répétitives, anxiogènes et conflictuelles, cela provoque un exode qui a des conséquences dangereuses pour la vie démocratique puisque l’information est censée contribuer à l’émancipation de chacun.

Se sentir attiré et en même temps submergé par l’information a pour effet de ne plus s’y retrouver et ne plus comprendre le monde. « Je n’écoute plus les infos car ça me déprime sur l’état de l’humanité », entend-on de plus en plus souvent.

Quand 54% des Français disent souffrir de cet état  de fatigue informationnelle, ils ne sont plus en mesure de métaboliser l’information reçue, ils sont stressés, découragés et éprouvent les plus grandes difficultés à se constituer une opinion. Le nombre grandissant des abstentionnistes, devenu le premier parti de France, en est certainement une conséquence.

Le toxique

Le trop-plein du même génère un excès qui, à son tour, produit une vulnérabilité qui se développe dans une société déjà pleine d’incertitudes.

Comment nommer cet excès, qui littéralement nous empoisonne ?

La psychanalyste Clotilde Leguil, propose de désigner ce nouveau champ de l’expérience du terme de « toxique » (L’ère du toxique, PUF, 2023), pour rendre compte de ce dans quoi un sujet se retrouve embarqué quand il se laisse emporter par une jouissance qui finit par l’asphyxier.

Véritable poison, le trop-plein d’informations en provoquant anxiété, inquiétude, angoisse signale l’existence d’un danger  puisque, une fois inoculé, ce produit vénéneux pénètre par tous les pores de ma peau. En s’additionnant à d’autres champs comme la virilité, les pères, l’amour, le sexe, le management, le progrès, la crise climatique, la surexploitation des ressources énergétiques de la Terre, etc…, le toxique désigne pour C. Leguil un nouveau malaise dans la civilisation.

Il est devenu le mot pour dire un nouveau réel qui met en danger l’intimité de nos existences et la culture dans laquelle nous baignons.

Un trop qui sature

La surinformation toxique s’incruste en nous, au point de parfois perturber nos nuits, et agit comme une substance dont on aurait abusé et que nous ne serions pas en mesure d’éliminer.

« C’est le même virus qui commande de jouir toujours plus et des ressources de la Terre et des corps de chacun », écrit la psychanalyste. « C’est le virus qui touche les individus de la civilisation du XXIe siècle, celle qui obéit à une injonction de jouissance dont il est difficile de s’extraire », comme il est difficile de s’extraire des écrans de télévision, de téléphone, d’ordinateur : qu’est-ce qui pourrait arrêter l’addiction à l’écran et au contenu répétitif qu’il diffuse quand ma jouissance en veut toujours plus ?

S’il est question de fatigue informationnelle, c’est parce qu’il arrive un moment où on essaye de dire que « là, c’est trop, ça sature, ça déborde », quand les informations produisent du déchaînement pulsionnel, de l’agressivité (cf. la violence des posts sur les réseaux sociaux), une vision réductrice du monde, débouchant sur une mise en danger du lien social.

La tunique de Nessus

Les Grecs parlaient d’hybris pour désigner le trop, l’excès de jouissance nocive qui asphyxie la pensée, la parole, le désir. Pour argumenter son propos, Clotilde Leguil fait référence au mythe d’Héraclès, ce héros débordant d’une puissance et d’une force qu’il peine à maîtriser. Étant le seul à pouvoir affronter l’Hydre de Lerne, il en vient à bout, ouvre le corps du monstre et plonge ses flèches dans la substance qui conférait au serpent son pouvoir destructeur.

Mais ces mêmes flèches vont être fatales à Héraclès.  Alors que le héros, accompagné de sa femme Déjanire, cherche à traverser l'Événos, Nessos lui propose de se charger de Déjanire. Héraclès accepte, mais ayant traversé le fleuve, il entend les cris de sa femme dont Nessos essaie d'abuser sur l'autre rive. Il décoche alors une de ses flèches enduites du poison de l'Hydre de Lerne sur le centaure. Celui-ci, avant de mourir, va tendre un piège à Déjanire pour se venger d’Héraclès : il offre à la jeune femme sa tunique imprégnée du sang de sa blessure et qui aura le pouvoir de lui assurer l’amour d’Héraclès.

Déjarine offrir alors la tunique de Nessus à Héraclès qui, dès l'instant où il la revêt, sent sa peau le brûler sous l'effet du poison et meurt.

La trahison des médias

Quand les stratégies éditoriales forgent un récit médiatique ne retenant bien souvent que le pire, le négatif et poussant au buzz, elles produisent un effet délétère sur l’opinion publique, à l’image de la tunique de Nessus. La propension à évacuer les dimensions positives, à entretenir des polémiques sans intérêt et à imposer une image dégradée du pays fait manifestement obstacle à une perception nuancée de ce qui se passe et participe à la fragilisation de la vie démocratique.

C’est ainsi, comme l’écrit Clotilde Leguil, que « le toxique lancé par le discours de l’Autre inocule un poison mettant en danger le vivant ». Dramatisation de la réalité, prismes déformants pour accentuer les peurs s’invitent sans discontinuer sur les plateaux des chaînes télévisées et dans les reportages, participant ainsi à la polarisation de la société et à la montée des populismes.

Dans l’une de ses chroniques, l’écrivain Kamel Daoud évoquait une trahison des médias : primauté de l’opinion sur le fait, du parti-pris sur l’exactitude, de la manipulation sur la déontologie.

Force est de constater que cette offre informationnelle, même si elle indispose et produit de la lassitude, séduit simultanément un grand nombre de nos concitoyens dont le besoin d’écouter et voir ce qui se passe paraît n’être jamais assouvi.

La fatigue comme limite à la jouissance

Dans la perspective de la psychanalyse, on avancera l’idée que ce plaisir obéit à la compulsion de répétition, qu’il ne cesse d’être recherché et à chaque fois de façon plus intense. Le nouveau plaisir doit être en excès par rapport au précédent : c’est toujours un peu plus, un peu trop … Voilà qui signe l’au-delà du principe de plaisir freudien dont la dérive toxique est une déclinaison et que métaphorise la tunique de Nessus.

Si le toxique est le nom d’un mal nouveau, suppose Clotilde Leguil, c’est aussi qu’il est le nom de ce qui produit un malaise en une époque où plus rien ne vient limiter l’alliance de la pulsion et de la destruction.

Aussi le syndrome de fatigue informationnelle, en révélant que l’excès va trop loin et qu’il y a un danger, n’est-il pas un signal d’alerte à prendre très au sérieux ?

Si cette fatigue fait limite, temporairement, à l’intoxication, elle ne sera que provisoirement salvatrice. Devant l’étendue des ravages du toxique, de sa nocivité sur les sujets, de son effet dévastateur sur le lien à l’autre, quelle autre antidote ou contrepoison que la fatigue pouvons-nous trouver ?

 

 

 

 

 

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BONNE ANNÉE !

Publié le 30 Décembre 2024 par Jean Mirguet

 

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Trump, succès de l’auto-entrepreneur

Publié le 21 Novembre 2024 par Jean Mirguet dans Etats-Unis

Contre toute attente et bien que toute la presse européenne ait fait de lui son bouc-émissaire, Donald Trump a été réélu Président des Etats-Unis.

Contre toute attente ? A l’évidence, non puisque Trump a été confortablement élu, preuve que les médias, plus sûrs d’eux que jamais et tenants du camp du « bien », assuraient  que la réélection du candidat Républicain allait plonger les Etats-Unis dans la période la plus sombre de son histoire … pour l’heure, nous n’en savons rien. L’avenir reste à écrire.

 

Durant la campagne électorale américaine, j’avais été frappé par le décalage sinon le contraste existant entre la perception de Trump de ce côté-ci de l’Atlantique et celle des Américains, qu’ils soient Républicains ou Démocrates, interrogés dans les reportages. Nulle diabolisation chez ces derniers, ni hystérisation et outrances présentant l’ancien promoteur immobilier comme un danger pour la démocratie américaine et réclamant une mobilisation de chaque instant.

Certes, le milliardaire new-yorkais n’emporte pas la sympathie, c’est le moins qu’on puisse dire. Égocentrique, bourré de préjugés, arrogant et cavalier, infatué de lui-même, personnage à l’ego boursoufflé, il est la caricature du démagogue, adepte des rodomontades et de la grandiloquence : c’est du moins sous ces traits que nous le percevons en France.

Toutefois, on peut n’éprouver aucune admiration et ne pas soutenir le personnage tout en estimant qu’il est diabolisé, qu'il existe une hystérie anti-Trump, hystérie qui, comme toute hystérisation, est vaine et ne débouche sur rien de constructif sachant que, de cette résistance, Trump n’en a cure et avance …

 

Mais qu’en est-il de la perception de ses concitoyens ? Le journaliste Renaud Girard considère, par exemple, que beaucoup de citoyens américains peuvent détester les idées de Trump, sa politique ou sa personnalité. Pour autant très peu estiment que son patriotisme est un déguisement et que sa loyauté est une simulation. Preuve en est que, même inélégant, inculte, limité sur le plan de l’intelligence conceptuelle, il a été élu et bien élu.

 

A la suite de cette élection, y-a-t-il  quelque chose que les Français devraient apprendre de leurs amis américains ? demande la journaliste Paulina Dalmayer dans un article paru dans le numéro d’octobre de la Revue des Deux Mondes. Ayant réalisé des entretiens avec cinq écrivains américains, bien connus en France, elle rapporte leurs observations, confie leurs convictions et ce qu’ils considèrent être la recette de l’optimisme « made in USA ».

Questionnés sur leur pouvoir de peser sur les choix électoraux de leurs compatriotes, ils partagent la conviction de vivre au sein d’une société indifférente, sinon méfiante, à l’égard de la littérature et de ceux qui la font. Jack Hinkson[1], par exemple, assure – affirmation difficile à comprendre pour un Français - qu’un Américain moyen n’a sans doute jamais lu un livre en entier dans toute sa vie. « Nous sommes un peuple profondément et radicalement anti-intellectuel », énonce-t-il, « quand un américain se plaint des élites, il ne pense pas aux riches. Nous adorons les riches ! Non, il pense aux intellectuels ».

 

A quoi s’attendre dans les prochaines années aux Etats-Unis ? se demande la journaliste. Même si de nombreux romanciers américains succombent à l’attrait de la dystopie, de sociétés impossibles à vivre, ils restent des optimistes comme leurs concitoyens. S’il y a quelque chose que les Français – dont on ne connaît que trop le goût pour le déclinisme et l’autoflagellation - devaient apprendre des Américains, ce serait leur capacité à voir les choses du bon côté et à aller de l’avant.

« Ce n’est pas en Amérique qu’on risque d’entendre le « c’était mieux avant » si cher aux Français », dit le romancier Viet Thanh Nguyen[2]. Que l’on soit Afro-Américain, Indien d’Amérique ou d’origine asiatique, « le présent des Etats-Unis paraît infiniment moins sombre que son passé : esclavagisme, camps de détention, travail forcé, ségrégationnisme ».

Lionel Shriver[3], quant à elle, conteste l’apparent attrait des Américains pour les extrêmes. «  La plupart des Américains, dit-elle, croient en la devise de Marin Luther King qui nous enjoint de nous juger par rapport à nos caractères et non par rapport à la couleur de notre peau. La plupart des Américains veulent que les voleurs soient arrêtés et non pas relâchés le jour même de leur arrestation, ils s’opposent à ce qui est devenu une frontière ouverte donc l’absence de frontière, dans le Sud des Etats-Unis. La majeure partie des Américains sont sensés et responsables, bien plus disposés à s’entendre qu’on ne le croit ».

Ce que confirme Jake Hinkson qui dit de ses compatriotes qu’ils sont foncièrement optimistes dans leur façon de voir la vie, partisans de la doctrine « vis et laisse vivre les autres ». Du Nord au Sud, dans les états bleus ou rouges, dans les grandes villes et les petits villages, « le caractère américain est identique partout : indépendant, regardant de l’avant, travailleur … et optimiste », aussi une seconde Présidence de Trump n’a-t-elle pas de quoi l’effrayer.

 

Enfin, last but not least, la fantaisie de Douglas Kennedy[4] nous donne l’occasion de relativiser le poids des dangers qui menacent : « Chaque fois que je me surprends à désespérer en pensant à l’Amérique moderne, je fais l’effort de me rappeler que, parmi toutes nos difficultés internes, il nous reste toujours le jazz ».

 

Ces divers témoignages de romanciers démontrent l’existence de traits distinguant radicalement l’individualisme américain de l’individualisme français. On y retrouve ce qu’Alain Ehrenberg observait déjà dans son livre La Société du malaise, publié il y a 14 ans.

L’inquiétude liée à un affaiblissement du lien social, consécutif à la montée de l’individualisme, se formule en France autour de la notion d’institution alors qu’aux Etats-Unis, elle porte sur la personnalité. Cette distinction s’affirme, en particulier, dans la Psychologie du Moi, théorie diffusée dans la psychanalyse américaine, dont la visée est la conquête du moi autonome par l’adaptation. « Elle est imprégnée, écrit A. Ehrenberg, des concepts sociaux de la société américaine qui font de la psychologie une méthode démocratique, celle qui permet de vérifier que le citoyen est bien dans le monde commun ». Aussi, les demandes de mieux-être apparaissent-elles comme des demandes de meilleure adaptation sociale, le symptôme étant compris comme ce qui empêche l’individu de réussir socialement.

Un nouvel individualisme se développe donc grâce à la protection de l’État, ce dont l’émergence d’un candidat à la Présidence comme Donald Trump peut constituer la conséquence. L’accomplissement américain repose sur la conviction que l’on est d’autant plus personnel que l’on est dans le monde commun, que l’on est similaires … ce dont les Français ont les plus grandes difficultés à saisir. « L’accomplissement personnel, écrit encore Ehrenberg, est égalitaire, il met l’accent sur l’homme commun, ordinaire, celui qui est à l’aise dans la compagnie des hommes ».

 

Ainsi, l’homme démocratique américain est celui qui a la capacité et la volonté  de coopérer tout en manifestant son refus de l’élitisme. Son but est de « devenir l’entrepreneur de soi-même », selon la célèbre formule de Tom Peters, gourou du management.

Si Donald Trump a recueilli un tel succès, n’est-ce pas parce que, justement, il incarne cette figure admirée de l’auto-entrepreneur ?

 


[1] Auteur écrivant sur les chrétiens américains, base de l’électorat de Trump. L’Enfer de Church Street, Au nom du bien.

[2] Prix Pulitzer de la fiction et Prix Edgar-Allen Poe 2016 pour Le Sympathisant.

[3] Pourfendeuse de la bien-pensance et du politiquement correct. Il faut qu’on parle de Kevin, Mania.

[4] Dénonciateur du puritanisme américain. Ailleurs chez moi

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Le nécessaire chemin du compromis

Publié le 9 Juillet 2024 par Jean Mirguet

Le secrétaire général de Renaissance s’adresse, dans une tribune au « Monde » publiée aujourd’hui 9 juillet 2024, aux leaders de la gauche républicaine – sans La France insoumise –, aux indépendants et aux Républicains pour chercher, par le dialogue et le compromis, un gouvernement et une feuille de route à la France.

On pourrait ajouter au texte de cette tribune, la définition que Camus donnait de la démocratie ((« Réflexions sur une démocratie sans catéchisme », Oeuvres complètes II) , régime conçu, créé et soutenu par des hommes qui savent qu’ils ne savent pas tout : « Le démocrate est modeste, il avoue une certaine part d’ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné, et à partir de cet aveu, il reconnaît qu’il a besoin de consulter les autres, de compléter ce qu’il sait par ce qu’ils savent »

 

« Les résultats des élections législatives ont produit une situation inédite dans l’histoire de la Ve République : au lendemain du scrutin, aucune majorité claire ne se dégage pour notre pays.

Malgré la confusion qui règne, les électeurs ont été clairs sur trois points. Premièrement, ils ont décidé que le bloc d’extrême droite était disqualifié pour gouverner. Non seulement il finit troisième, mais les électeurs se sont massivement mobilisés pour lui faire barrage. Je note d’ailleurs qu’eux-mêmes ne prétendent pas désormais à autre chose qu’à l’opposition.Deuxièmement, aucun des trois blocs arrivés en tête ne peut gouverner seul. Il n’y a pas de mandat populaire pour l’application intégrale d’un programme de gouvernement de l’un des trois blocs. Cela vaut pour Ensemble pour la République comme pour le Nouveau Front populaire, tous deux à plus de 100 sièges de la majorité absolue.

Troisièmement, pour donner un gouvernement à la France, il faudra que les forces politiques hier adverses entament des discussions pour former une majorité de projets. Cet objectif implique que chaque force politique pose ses conditions mais aussi accepte celles de ses concurrents. C’est le principe même de la coalition parlementaire et le quotidien de la quasi-totalité des démocraties européennes.

Pourtant, depuis dimanche, le Nouveau Front populaire fonce tête baissée, comme si aucune de ces réalités démocratiques n’existait. Ils veulent appliquer leur programme comme s’ils avaient une majorité pour le faire. Ils prétendent désigner le premier ministre, comme si celui-ci avait, de manière automatique, le soutien de la majorité de l’Hémicycle sans discussion préalable sur sa feuille de route ou ses priorités. Ils évoquent même des 49.3 d’abrogation et une gouvernance par décrets.

Les mêmes qui conspuaient « la minorité présidentielle » de 250 sièges en 2022 sont aujourd’hui les premiers à prétendre disposer de tous les pouvoirs avec 182 sièges seulement ! Le Nouveau Front populaire n’est pas au-dessus de la démocratie parlementaire.

Imagine-t-on une seconde le social-démocrate Olaf Scholz, le soir de l’élection de ses 207 députés sur les 700 du Bundestag, faire comme si les autres forces politiques n’existaient pas ? Dans quelle démocratie la coalition arrivée en tête prétend gouverner avec un tiers des sièges de son Parlement ? Dans quelle pensée magique s’est enfermée la gauche pour croire posséder un droit absolu de dicter le tempo de la démocratie française ?

Soyons clairs, je ne conteste pas la possibilité pour la gauche républicaine de gouverner ou de participer à un gouvernement. Mais à 100 sièges de la majorité absolue, à 14 sièges d’écart avec le bloc central (qui est plus large que EELV et le PS réunis), il faut être réaliste.

En Europe, cette règle s’applique à tous les camps. Les gouvernements socialistes comme celui de Pedro Sanchez tout comme les coalitions allant de la droite à l’extrême droite n’ont jamais prétendu gouverner sans majorité.

Regardons nos amis polonais ! Quatre forces politiques concurrentes – de gauche, du centre et de droite – ont gagné l’année dernière contre l’extrême droite. Aucune d’elles n’a prétendu gouverner seule. Aujourd’hui, le gouvernement démocrate de Donald Tusk est composé de ces quatre forces.

Le bloc central est prêt à discuter avec tous les membres de l’arc républicain – des écologistes aux Républicains. Nos conditions préalables doivent être affinées, mais nos lignes rouges sont connues : soutien à l’Europe et à l’Ukraine, aucune compromission sur la laïcité et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, accélération de la transition écologique, la sécurité comme priorité gouvernementale, et le maintien de la politique d’attractivité économique. Cela exclut nécessairement Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise de l’équation gouvernementale.

Mais, aujourd’hui, aucune porte ne s’est ouverte. Le Nouveau Front populaire pense qu’il gagnera la bataille de l’opinion et forcera nos élus à ne pas censurer son gouvernement. C’est oublier que nos électeurs leur ont donné leurs voix pour empêcher les extrêmes de gouverner. C’est oublier que les Français attendent un comportement responsable et exemplaire de leurs représentants. C’est oublier que le bloc central a réuni des millions de votants dès le premier tour sur une base programmatique claire qui doit être représentée. C’est oublier, enfin, que la démocratie parlementaire a ses règles et que ceux qui la bafouent s’en relèvent rarement.

Je le dis aussi aux leaders de la gauche républicaine comme aux indépendants et aux Républicains : un autre chemin est possible. Un chemin où, par le dialogue et le compromis, nous pouvons donner un gouvernement et une feuille de route à la France.

Peut-être que nous n’y arriverons pas, peut-être que nos divergences sont trop fortes, mais la France vaut bien cet effort. Nous devrons tout faire pour réussir.

Il faut que chacun le comprenne : nous ne sommes plus en campagne. Il ne s’agit plus d’unir son camp, mais bien de s’unir dans l’intérêt des Français. »

 

Stéphane Séjourné est le secrétaire général de Renaissance. Elu député (Ensemble) des Hauts-de-Seine, il est ministre de l’Europe et des affaires étrangères du gouvernement de Gabriel Attal.

 

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La démocratie à l’épreuve de l’antisémitisme

Publié le 27 Juin 2024 par Jean Mirguet dans Racisme et antisémitisme

L’historienne et philosophe Perrine Simon-Nahim a publié récemment La nouvelle causalité diabolique, sous-titrée « La démocratie à l’épreuve de l’antisémitisme[1]

S’appuyant sur l’idée que l’antisémitisme est aujourd’hui l’une des figures principales de l’ensauvagement des sociétés et qu’il témoigne du pouvoir des affects sur la raison, elle affirme que l’antisémitisme est désormais le reflet d’une époque : la nôtre. Elle décèle dans l’antisémitisme une des clés d’entrée dans la crise actuelle des démocraties.

Son livre est né dans le contexte des événements du 7 octobre 2023, l’inquiétude qui le porte concernant moins le sort des juifs dans le monde que la certitude qu’à travers eux, ce sont les démocraties qui sont combattues, et qu’elles le sont par le biais de mouvements idéologiques comme les fondamentalismes religieux ou le mouvement woke qui ont fait de l’identité un marqueur à la fois sociologique et politique, en enfermant leurs partisans dans une identité unique.

Chez les identitaires, la différence devient un différentialisme c’est-à-dire un mouvement de pensée considérant qu'il existe une différence essentielle, de nature, entre des groupes caractérisés par leur sexe, leur race, leur ethnie, leur espèce, leur culture, etc... Ce présupposé conduit à proposer un traitement des êtres humains prioritairement en fonction de leur appartenance à un groupe et non en fonction de leurs caractéristiques individuelles. Le stigmate devient le lieu de la fierté, toute différence est rapportée à une discrimination, d’où exclusivisme, intolérance et violence.

 Dans une interview donnée à L’Express, l’auteure souligne que le 7 octobre a marqué une rupture du point de vue de l’expression de la violence. Pour elle, ce qui est nouveau, c’est non pas la nature juive des victimes, mais la manière dont les assassins, équipés de GoPro, ont fait de la violence un argument politique. Là où les nazis avaient caché l’extermination, les assassins du Hamas ont filmé leur massacre et fait circuler les images sur les réseaux.

En réalité, ajoute-t-elle, l’antisémitisme n’a jamais disparu, car il pose depuis la nuit des temps la question de l’Autre. Le juif n’est en effet jamais ni tout à fait le même, identique à soi, ni tout à fait l’Autre. Cette incapacité à l’assigner à une identité fixe a conduit jusqu’à aujourd’hui à l’assimiler à la figure du diable, capable d’épouser plusieurs identités à la fois.

Pourquoi et comment l'antisémitisme peut-il encore servir de ciment commun à toutes les haines - hier les idéologies nationalistes, aujourd'hui les luttes intersectionnelles ? Ce que nous voyons dans notre actualité est le résultat de la progression des courants fondamentalistes, des idéologies woke et identitaires, et plus largement de l'ensemble des récits qui remettent en cause la possibilité que nous avons de cohabiter au sein de sociétés apaisées.
Le point de départ de son étude repose sur l’existence d’un lien indéfectible entre les juifs et la démocratie.

Or, pareils et différents, ensemble et séparés, telle est la situation dans laquelle nous vivons nos identités au sein de sociétés multiculturelles. Mais à travers les juifs, ce sont aujourd'hui les fondements du pacte social et républicain qui sont directement attaqués puisque le juif est celui, avec qui plus la différence tend à s’effacer, plus elle lui est rappelée, ce qui explique que, de tout temps, les juifs aient incarnés la figure de l’Autre comme repoussoir, faisant des pensées de l’identité  les meilleures alliées de l’antisémitisme.

Aussi, les théologies modernes ne font-elles en réalité que réactualiser le fondement de la haine séculaire des juifs : la question de l'identité.

Quand les juifs ne disposaient pas d’un État, ils étaient considérés comme des apatrides, comme des Untermensch disaient les nazis. « Mais l’antisémitisme a muté, affirme l’avocat et essayiste Gilles-William Goldnadel[2], il dit aux juifs : « Dis-moi comment tu es, je te dirai comment je te hais ». Quand le juif a créé con Etat et s’est défendu militairement, il est apparu comme de plus en plus belliqueux et, pire encore, comme un super-Blanc. Le stéréotype a été inversé. Aujourd’hui, les juifs sont honnis pour une raison supplémentaire : leur « blanchitude (…). Après être tombé de la croix où j’étais crucifié, me voilà remplacé par le Palestinien. En tant que super-Blanc, je fais désormais partie de ce qu’il y a de pire parmi les peuples dominants ».

En marquant la progression des courants fondamentalistes, des idéologies woke et identitaires, et plus largement de l'ensemble des récits qui remettent en cause la possibilité que nous avons de cohabiter au sein de sociétés apaisées,  Perrine Simon-Nahim  affirme que, face à ces courants, le "projet juif" est l'un des outils sur lesquels nos démocraties devront s'appuyer pour l'emporter face à leurs adversaires, car le judaïsme qu'il définit offre une vision du monde qui nous garantit la liberté de faire société.

 

[1] Perrine Simon-Nahum, La nouvelle causalité diabolique, Èditions de L’Observatoire, 2024.

[2] « Entretien avec Gilles-William Goldnadel », Revue des Deux Mondes, mai-juin 2024.

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